Pratiquer la musique classique, faire partie d’un orchestre symphonique, assister à un concert philharmonique reste pour beaucoup inaccessible et réservé à quelques privilégié.es. C’est pour combattre cette exclusion culturelle qu’est né le Dispositif d’Education Musicale et Orchestrale à vocation Sociale, plus connu sous le nom de Démos, acronyme clin d’œil aux enjeux de démocratisation du programme. Initié en 2010 et coordonné par la Cité de la musique – Philharmonie de Paris, cet ambitieux projet à dimension nationale, a touché depuis sa création plus de 10000 enfants de 7 à 12 ans venant de quartiers éloignés de la culture musicale classique. Il leur permet de faire l’apprentissage d’un instrument, lors d’ateliers hebdomadaires de 3 à 4 heures. Aidées par des professionnel.les de la musique, les familles d’instruments, réparties dans différentes écoles, forment peu à peu un orchestre qui se produit en fin de saison à la Philharmonie de Paris ou dans un lieu emblématique de sa région. Marc Schuster, ancien directeur du Conservatoire régional de Brest métropole, actuellement conseiller aux études et directeur musical de l’ensemble « Entre Sable & Ciel » revient sur ce dispositif qu’il a porté avec enthousiasme sur deux promotions successives jusqu’en juillet 2023.
Le projet Démos existe depuis 2010, et compte aujourd’hui près d’une cinquantaine d’orchestres répartis sur l’ensemble du territoire. Pourriez-vous nous expliquer quelles en sont les modalités ?
C’est généralement un projet mené dans des quartiers en lien avec les centres sociaux. Le public visé est celui qui ne vient pas spontanément au conservatoire et/ou qui est éloigné d’une pratique musicale classique. Le principe est de pratiquer la musique en grand orchestre symphonique et sur du répertoire typique de cette pratique. Le projet brestois, mais aussi de quelques autres villes, est quelque peu différent en ce sens où nous avons travaillé en lien avec les écoles élémentaires de ces quartiers avec donc un public captif et non pas volontaire que les équipes des centres sociaux sont allés chercher.
Le projet auquel l’orchestre que vous dirigez a participé s’adressait à une centaine d’enfants sur la ville de Brest. Sur quels critères avaient-ils été choisis ? Des connaissances musicales étaient-elles pré-requises pour y participer ?
Le choix a donc été de travailler avec des écoles et celles qui ont été retenues sont en réseau d’éducation prioritaire (REP). Il fallait toutefois une volonté et un engagement fort des équipes d’enseignement de ces écoles ainsi que des équipes d’animateurs de la ville de Brest pour l’accompagnement des élèves sur le temps périscolaire. Aucune connaissance préalable de la musique bien sûr n’est attendue. On découvre ensemble les instruments, le répertoire, l’art de jouer ensemble et on avance petit à petit.
Dans la pratique on imagine bien que les participant.es au projet ne disposaient pas d’un instrument de musique. Comment la découverte de celui-ci s’est-elle faite ? Comment les enfants choisissaient celui qu’iels allaient pratiquer ? Le conservaient-iels à l’école, voire à la maison ?
Les enfants ne pouvaient pas choisir n’importe quel instrument. Nous faisions en sorte que chaque école travaille sur une « famille » instrumentale bien définie permettant d’avoir un ensemble cohérent dans chaque école. Par exemple, l’école accueillant les bois proposait l’apprentissage de flûte, hautbois, clarinette, saxophone et basson. Les premières semaines étaient consacrées à la présentation et l’essai des instruments. Le choix a été dicté par l’envie des enfants, mais aussi l’expertise des professeurs (tel enfant est plus à l’aise sur tel instrument) et la connaissance de chaque enfant par les instituteurs (nécessité de constituer des groupes cohérents d‘enfants qui peuvent bien travailler ensemble). Une fois la répartition faite, les enfants ont pu avoir un instrument et l’emporter évidemment à la maison pour pouvoir s’entraîner régulièrement ?
Le projet Démos se déploie sur plusieurs années, ce qui a priori pourrait faire obstacle à l’investissement des enfants, dont le rapport au temps est le plus souvent dans le court terme. Vous dites pourtant être très attaché à ce temps long. Pourriez-vous expliquer pourquoi ? En quoi est-il nécessaire et formateur ?
Le temps long est essentiel pour pouvoir avancer et construire quelque chose de solide dont les enfants garderont souvenir et qui constituera pour eux une forte expérience de vie. A mon sens, on ne peut se contenter d’avoir des projets qui ne portent que sur la découverte, l’expérimentation brève. Il faut aussi montrer aux enfants qu’ils ont une formidable capacité de progrès et d’investissement, si on se donne les moyens et le temps d’apprendre, d’approfondir, de persévérer… En deux fois 3 ans, les enfants engagés dans le projet sont tous allés au bout de l’action jusqu’au concert final (à quelques exceptions près, 3 ou 4 enfants sur les environ 200). Et c’est justement la construction d’un projet qui se concrétise par des prestations publiques, la restitution d’un long travail accompli, la mise en valeur de chacun au travers un travail d’équipe, qui motive les enfants.
Une caractéristique forte du projet est l’implication conjointe des musicien.nes, mais aussi des enseignant.es qui encadrent les enfants dans les classes, et des parent.es. Comment la rencontre entre ces univers initiés, et non initiés, et cet apprentissage en commun se construisent-ils ?
La réponse à la question précédente pourrait être reprise ici : ça se construit parce qu’on a envie de faire quelque chose ensemble et qu’on sait qu’il y a un aboutissement fort. De plus, j’ai beaucoup aimé que, dans le cadre de cette action, se rencontrent des personnes venant de milieux professionnels différents mais ayant tous le même objectif de mettre en œuvre un projet de valorisation d’enfants : les enseignants du conservatoire, les professeurs des écoles, les animateurs des temps périscolaires. Il y a eu un réel enrichissement pédagogique pour tous ces corps de métier par le travail en commun où chacun a su trouver sa place et son rôle, le tout avec complémentarité et respect mutuel. Ça s’est construit au fur et à mesure de l’avancée du projet et, au-delà de la réussite des enfants, c’est une grande satisfaction.
A l’issue de ce parcours de 3 ans arrive-t-il que des enfants, voire des adultes, souhaitent continuer cet apprentissage musical ? Le projet développe-t-il alors une sorte d’accompagnement, de « suivi » de toutes ces énergies qu’il a suscitées ?
Oui, il y a possibilité de poursuivre, sous une forme différente dans le cadre de ce qu’on appelle un orchestre passerelle. Cette suite ne se passe plus dans les écoles élémentaires (les enfants sont entrés au collège) mais au conservatoire ; l’orchestre est moins important en quantité de musiciens, il n’y a plus autant de professeurs qui accompagnent (mais les enfants ont gagné un début d’autonomie). Ce projet passerelle permet toujours une pratique collective associée à un développement de l’apprentissage de l’instrument dans des cours complémentaires (individuels ou petits groupes) avec un professeur.
Si l’on conçoit aisément tout ce qu’un tel projet peut apporter aux enfants et aux adultes qui les accompagnent, que diriez-vous qu’il apporte aussi aux membres d’un orchestre et à un chef d’orchestre ?
Pour ma part je travaille déjà régulièrement avec des enfants dans un conservatoire. Mais de très nombreux orchestres Démos en France sont dirigés par des chefs professionnels qui ont peu l’habitude de travailler avec des enfants. Manifestement, ils y prennent un grand plaisir et s’y investissent. C’est aussi pour eux l’occasion de sensibiliser de nombreuses familles et de renouveler le public de la musique symphonique. C’est aussi un enjeu fort de Démos : avoir des musiciens peut-être, des mélomanes surtout.
Toutefois, si l’objectif de Démos est de proposer un apprentissage de la musique classique, vous aimez dire que plus que de fabriquer des musiciens et musiciennes, son enjeu fondamental est de « fabriquer des citoyens ». Pourquoi et comment un tel projet y parvient-il selon vous ?
Le temps long encore : montrer ce qu’est la persévérance, le goût de l’effort (je dirai le plaisir de l’effort), la patience, le silence, l’attention, la maîtrise de soi-même, l’écoute de l’autre, la compréhension (parce qu’on la pratique à chaque séance) du faire et construire ensemble…. L’exigence vis-à-vis des autres mais également de soi-même passant par la nécessité de faire et refaire pour ne pas se contenter d’un « bien », mais espérer le « bien mieux » et aller encore plus loin avec joie… et y trouver du plaisir. Découvrir qu’on a tous, en nous, des capacités souvent insoupçonnées et que le travail, la volonté d’avancer, nous permettent de nous révéler à nous-même.
Je ne sais pas si c’est ça « fabriquer des citoyens » mais en tout cas ça participe de la construction d’êtres humains qui sauront vivre ensemble.
De manière générale, le monde de la musique classique, le fonctionnement d’un orchestre… Tout cela semble hors de portée à beaucoup, car réservé à une « élite ». Le projet Démos œuvre à bousculer ces représentations. Quels autres leviers pourrait-on encore actionner pour donner envie d’entrer dans les conservatoires dont vous aimez dire qu’ils « sont réservés à tout le monde » ?
Il ne s’agit pas bien sûr de faire entrer tout le monde dans les conservatoires, il n’y a pas assez de place ! Mais par contre de faire savoir qu’effectivement il n’y a pas de pratiques réservées à certaines personnes, chacun peut apprendre et progresser à condition de s’en donner les moyens et d’avoir une envie d’apprendre, de découvrir, de connaître, de s’élever… J’imagine qu’il y a d’autres leviers mais il est essentiel d’avoir des projets rassembleurs, exigeants certes, mais valorisants parce que dévoilant à chacun ses propres capacités. Dans notre époque parfois troublée, on a un besoin fort de ne pas renoncer, de garder des objectifs d’éducation et d’apprentissage élevés, de faire partager la culture, connaître profondément et s’imprégner des œuvres des grands auteurs (littérature, musique, peinture, …). Je suis très attaché à ça et Démos permet, à son échelle, d’y contribuer… mais ça ne suffit évidemment pas.
Propos recueillis par Claire Berest