A la suite de la publication de l’article d’Eva Debray « Harcèlement, la sanction, une réponse adaptée ? » qui interrogeait Jean-Pierre Bellon, un des pionniers de la lutte contre le harcèlement scolaire en France, sur le rapport à la sanction de la Méthode de la Préoccupation Partagée, le professeur de philosophie lui répond. « Depuis quelques semaines, la politique du ministère en matière de lutte contre le harcèlement devient de moins en moins lisible. Certes, des déclarations fortes ont été faites affirmant la volonté de faire de la lutte contre le harcèlement scolaire une priorité nationale mais, dans le même temps, on a vu se multiplier certaines initiatives troublantes : interventions de policiers en classe pour interpeller des harceleurs présumés, multiplication des appels à un traitement des cas de harcèlement scolaire par la voie judiciaire et diffusion récente d’un protocole de traitement qui semble augurer un authentique retour à la case sanction…Le traitement des cas de harcèlement scolaire ne peut s’accommoder des effets d’annonce et des opérations de communication » écrit-il dans cette tribune.
L’article de Eva Debray « Harcèlement, la sanction, une réponse adaptée ? », publié dans le Café Pédagogique le 9 novembre 2023, interroge la Méthode de la Préoccupation Partagée sur son rapport à la sanction. On doit se réjouir qu’un tel débat s’engage sur ce point particulièrement crucial et sur lequel, au sein des établissements scolaires, les équipes peuvent légitiment s’interroger.
Nous avons, en effet, avec Marie Quartier et Bertrand Gardette, adapté au contexte français la Méthode de la Préoccupation Partagée (MPPFR) inspirée des travaux du chercheur suédois Anatol Pikas (1928-2021). Nous l’avons d’abord développée de 2014 à 2018 dans l’académie de Versailles. Sans doute l’expérience a-t-elle été convaincante puisqu’à partir de 2020 et 2021, elle a été reprise dans le cadre du dispositif pHARe, sans d’ailleurs que soit mentionné sur le site du ministère d’où provenait ce dispositif…
La méthode suppose au préalable que soit constituée au sein de l’établissement une équipe spécialement dédiée et spécialement formée au traitement des situations. L’objectif est de faire en sorte que plus aucune victime ne soit abandonnée à sa solitude et que toute situation de brimades soit immédiatement traitée.
Si la méthode est non punitive et non accusatoire, ce n’est aucunement par laxisme, c’est bien plutôt par souci d’efficacité. Le harcèlement scolaire est un effet de groupe et on sait par expérience quels sont les effets de la sanction au sein d’un groupe d’élèves ayant pris part à des brimades : elle renforce la cohésion de ses membres en exposant de cette façon la victime à un risque de représailles. Mais c’est aussi pour faciliter le règlement de la situation d’intimidation par ses auteurs eux-mêmes. Lorsqu’une personne, enfant ou adulte, est accusée, elle se défend, c’est inévitable ; lorsqu’on lui suggère de réfléchir au règlement du problème, elle s’y associe plus volontiers.
C’est exactement de cette façon que procède la Méthode de la Préoccupation Partagée. Les élèves ayant pris part aux brimades sont rencontrés en entretien individuel par un adulte membre de l’équipe. Celui-ci n’évoque jamais les faits mais uniquement la préoccupation qui est la sienne pour l’élève victime. L’objectif est de défaire l’effet de groupe et de réindividualiser chaque élève en cherchant à leur faire partager une préoccupation pour la victime.
Le ton adopté par l’intervenant au cours de cet entretien repose sur une alliance entre une extrême courtoisie et une ferme détermination à faire en sorte que l’élève victime aille mieux. Et il nous semble que c’est sur cette alliance que repose le succès de la méthode. Ce qui fait cesser les brimades, ce n’est pas parce qu’on utilise une technique, sorte de baguette magique qu’il suffirait d’activer pour régler le problème, c’est bien plutôt parce que les élèves intimidateurs sont confrontés à un adulte qui reste certes très courtois, non accusateur mais qui se montre en même temps fermement résolu à faire cesser les brimades.
Cette alliance entre courtoisie et fermeté n’est-elle pas exactement la définition de l’autorité telle que Hannah Arendt l’a énoncée dans son texte célèbre de 1959 ? La philosophe opposait, en effet, autant l’autorité à la coercition qu’à la persuasion. L’attitude adoptée par l’intervenant avec un intimidateur présumé n’est nullement coercitive, mais elle ne laisse pas non plus de place à une quelconque négociation : très courtoisement mais sans palabres inutiles, il est signifié à l’élève que son camarade ne va pas bien et qu’on doit faire quelque chose pour qu’il aille mieux.
Y aurait-il une contradiction entre l’approche non blâmante de la Méthode de la Préoccupation Partagée et la référence à l’autorité. Si l’on entend précisément l’autorité au sens où la définissait Hannah Arendt, c’est-à-dire à mille lieux de l’autoritarisme, alors non seulement, il n’y a pas contradiction mais l’attitude adoptée par l’intervenant lors des entretiens avec les élèves ayant pris part aux brimades apparaît précisément comme l’exacte incarnation de l’autorité.
En ce qui concerne la question de la sanction, il convient également d’apporter quelques éclaircissements. La Méthode de la Préoccupation Partagée est-elle contradictoire avec la sanction ? Pour examiner ce point, il convient de s’interroger sur ce qui occasionne une sanction et ce qui déclenche la mise en œuvre de la MPPFR. Ce qui motive une sanction c’est un fait, une infraction scolaire constatée par un professionnel : un élève en a frappé un autre ou l’a insulté. La sanction tombe, elle est prononcée par le chef d’établissement. Est-ce à dire que, dans ce cas, on ne devrait pas utiliser la MPPFR ?
La Méthode de la Préoccupation Partagée trouve ici toute sa place. Ce qui déclenche la MPPFR, c’est l’inquiétude d’une équipe pour un élève. Comment l’application d’une sanction pourrait-elle diminuer l’inquiétude des professionnels pour la victime ? En cas de sanction, l’usage de la MPPFR est doublement nécessaire : l’élève qui a été frappé ou insulté doit trouver au sein de l’établissement l’écoute, le réconfort et l’accompagnement d’un adulte empathique et sécurisant qui veillera, en particulier à ce qu’aucun acte de représailles ne s’exerce contre lui. Sanctionner sans protéger la victime des représailles serait proprement irresponsable.
Mais cet élève frappé ou insulté a aussi besoin qu’on lui trouve des alliés au sein de l’établissement. On utilisera donc la MPPFR avec des élèves qui n’ont pas été impliqués dans les coups ou les insultes mais qui sont susceptibles de venir en aide à l’élève victime. La démarche est la même avec de simples témoins qu’avec les intimidateurs : on est inquiet pour cet élève, que pourrait-on faire pour lui venir en aide ?
Dans ce cas, la sanction est donc immédiate ; elle s’impose parce qu’il y a eu un fait qui la rend nécessaire. Peut-on imaginer la mise en œuvre d’une sanction en cas d’échec de la MPPFR, c’est-à-dire lorsqu’on se trouve en présence d’élèves refusant de prendre part à la résolution du problème et qui ne mettent pas un terme aux brimades ? Dans une situation de ce type, il est souhaitable que le professionnel qui les a rencontrés explique clairement aux élèves concernés que les brimades n’ayant pas cessé il est contraint de transmettre le dossier au chef d’établissement qui prendra les mesures qui s’imposent.
Ce type de refus de la part des intimidateurs est en général révélateur d’une situation souvent beaucoup plus grave et la MPPFR n’est pas adaptée dans ce cas. En règle générale, les professionnels formés décèlent rapidement ce type de situation ; ils n’utilisent pas la Méthode de la Préoccupation Partagée mais confient immédiatement l’affaire à un personnel détenteur du pouvoir de sanction.
La mise en place de la Méthode de la Préoccupation Partagée n’est donc pas strictement contradictoire avec l’application d’une sanction, mais ce ne sont pas les mêmes personnes qui mettent en œuvre ces dispositifs. Les professionnels engagés dans la méthode ne sont jamais impliqués dans la sanction ; le chef d’établissement détenteur du pouvoir de sanction ne participe pas aux rencontres avec les intimidateurs dans le cadre de la MPPFR.
Ces débats sont passionnants et nous avons toujours plaisir à approfondir la discussion aussi bien avec les chercheurs qu’avec les professionnels utilisant la méthode. Souhaitons qu’à l’avenir les établissements publics français puissent continuer à mettre en œuvre la Méthode de la Préoccupation Partagée. Car, avouons-le, depuis quelques semaines, la politique du ministère en matière de lutte contre le harcèlement devient de moins en moins lisible. Certes, des déclarations fortes ont été faites affirmant la volonté de faire de la lutte contre le harcèlement scolaire une priorité nationale mais, dans le même temps, on a vu se multiplier certaines initiatives troublantes : interventions de policiers en classe pour interpeller des harceleurs présumés, multiplication des appels à un traitement des cas de harcèlement scolaire par la voie judiciaire et diffusion récente d’un protocole de traitement qui semble augurer un authentique retour à la case sanction…
Le traitement des cas de harcèlement scolaire ne peut s’accommoder des effets d’annonce et des opérations de communication. La lutte contre ce phénomène suppose une continuité dans les politiques publiques. Si la sanction s’avère nécessaire dans certains cas, elle ne peut, à elle seule, mettre fin aux brimades. On ne traitera efficacement le harcèlement scolaire qu’en mettant en œuvre des démarches éducatives visant à défaire les effets de groupe et à responsabiliser les élèves ayant pris part aux brimades.
C’est précisément ce que s’efforcent de faire les équipes formées à la Méthode de la Préoccupation Partagée avec une réelle efficacité ainsi qu’en témoignent les trois évaluations menées dans plusieurs académies entre 2019 et 2023 qui ont montré que plus de huit situations sur dix étaient résolues par l’utilisation de cette méthode.
Pense-t-on sérieusement qu’un retour à la case sanction serait plus efficace ?
Jean-Pierre Bellon
Professeur de philosophie
co-auteur de Harcèlement scolaire : le vaincre c’est possible, La méthode de la préoccupation partagée et de Se former en équipe à la lutte contre le harcèlement scolaire parus chez ESF Éditeur.
Eva Debray dans le Café pédagogique