D’où vient la force d’attraction de la Haute Finance auprès d’une jeune ambitieuse, étudiante brillante et originaire d’une famille modeste ? Pour son deuxième long métrage après « L’Age atomique » en 2012, très remarqué et lauréat entre autres du Prix Jean Vigo, Héléna Klotz, scénariste (ici avec Emily Barnett et Noé Debré) et réalisatrice –à la suite de débuts en 2003 dans la création sonore pour le théâtre- met en scène avec maestria « La Venus d’argent » et offre à Claire Pommet (la chanteuse Pomme et actrice impressionnante) son premier rôle à l’écran.
Fille de gendarme, habitant avec son petit-frère et sa petite-sœur dans une caserne en banlieue parisienne, Jeanne Francoeur, solitaire sans amour (malgré l’insistance sentimentale d’un militaire et amie d’enfance), rêve de franchir la frontière sociale invisible et de pénétrer le milieu fermé des traders. Une voie insolite pour se réinventer et conquérir sa liberté ? La cinéaste nous propose en tout cas une fiction étrange et dérangeante, dessinant sous nos yeux le portrait d’une jeune femme ‘moderne’, en guerrière farouche, transgressant les assignations sexuelles et sociales, dans une solitude affective infinie, aux confins d’un monde déshumanisé.
Du scooter à la Rolls Royce, une quête paradoxale de liberté
Cadrée de dos en plan large, filant dans la nuit du périphérique, une silhouette casquée à bord d’un scooter. Temps d’arrêt devant un magasin de luxe. La jeune conductrice en fracasse la vitre (et se blesse à la poitrine en commettant l’effraction). Elle s’empare d’un costume d’homme, future tenue pour pénétrer dans l’inconnu. Avec, à même la peau et visible à l’œil nu, cette blessure ouverte qu’elle nettoie régulièrement et dissimule par des bandages qui écrasent ses seins et composent, avec sa coupe de cheveux au carré, une allure androgyne.
Chez elle, dans la chaleur de la nuit, en banlieue parisienne, elle retrouve son point d’ancrage (la petite-sœur et le petit-frère câlinés) et son père gendarme et veuf (Grégoire Colin) ; sa chambre d’enfance et d’étudiante en économie (don deux ans à Saint-Cyr), à la fois cocon et étouffoir de grands aspirations. Et le copain de longue date, militaire souvent en mission en Afrique francophone (Niels Schneider), visiblement attaché à celle qui nous paraît le tenir à distance en raison d’une première expérience amoureuse traumatique, jamais explicitée.
Dans la lumière crémeuse et blafarde du jour, dans les derniers étages des tours de La Défense, Jeanne, chemise blanche et costume gris, traits impénétrables, fourbit ses premières armes. De simple stagiaire d’une entreprise de trading où elle se fait vite remarquer par son agilité à observer et à traquer graphiques chiffrés et affichages des flux de capitaux virtuels comme par sa capacité à manier le langage codé des professionnels à son embauche par Farès (Sofiane Zermani, également rappeur connu sous le nom de Fianso), ‘ponte’ de la société World Aid, à la maîtrise corporelle et mentale ostensible, Jeanne devient en un temps record une battante et virtuose dans un domaine où semblent régner virilisme notoire et absence d’affects.
Elle découvre brutalement une soirée pour initiés organisée dans son hôtel particulier par Elia (Anna Mouglalis),‘mécène’ corruptrice à la voix rauque, capable d’ébranler émotionnellement son invitée comme une apparition envoutante et vénéneuse. La professionnelle aguerrie se glisse aussi aux côtés du conducteur auto-satisfait à bord d’une Rolls silencieuse, fendant l’espace comme si les passagers étaient protégés par une bulle sans attache avec le commun des mortels. Et pourtant, l’héroïne, sous sa carapace neutre et asexuée, n’est pas à l’abri d’un retournement de situation ni d’autres séismes intimes, propres à des reflux et des flux de désir auxquels elle ne s’attend pas. Impossible d’en dévoiler davantage tant l’issue ouverte de cette histoire de conquérante vulnérable se veut, dans sa forme, au diapason de la transformation en cours et de son opacité irréductible.
D’un monde à la l’autre, une mise en scène rigoureusement tenue
Ainsi Héléna Klotz construit-elle, avec le concours de son directeur de la photographie, Victor Seguin, un univers froid et métallique, fait de grandes baies vitrées et d’espaces vides et blancs sans vis-à-vis, un univers ritualisé jusqu’à la deshumanisation engendré par la toute puissance de l’argent. Et circulant entre cet espace sans âme (les tours de la Défense, voire l’hôtel particulier et ses recoins capitonnés) et le lieu de ses origines (la chambre d’enfance, les barres d’immeuble), la jeune héroïne androgyne, coiffée et habillée à la garçonne, tente de se construire un destin, comme un Julien Sorel ou un Martin Eden du XXI ème siècle selon les vœux de la cinéaste, dans la volonté vraiment déterminée, faussement impassible, de dépasser les identités de classe et de genre, dans un mouvement de fluidité en accord avec les tendances lourdes d’une époque où chacune (et chacun) est tenue de devenir l’héroïne de sa propre vie (au détriment souvent des liens avec les autres et des fondements du contrat social), tout en voulant garder le contrôle sur ses émotions, ses élans amoureux et sa sexualité.
« La Venus d’argent » nous confronte donc à une fiction dérangeante sur un pari fou d’émancipation, celui d’une jeune femme d’aujourd’hui comptant sur ses propres forces dans un milieu hostile, comme s’il suffisait d’en connaître la langue (ici celle de l’argent et des ses agents) pour trouver sa place en territoire ‘étranger’. Aussi, portée par les partis-pris musicaux audacieux du compositeur Ulysse Klotz, en décalage saisissant avec les images et leur montage, la fiction troublante questionne sans ménagement l’exigence de liberté.
Samra Bonvoisin
« La Venus d’argent », film d’Héléna Klotz-sortie le 22 novembre 23 ; sélection officielle, Toronto International Film Festival