Jean Perbet est professeur des écoles depuis 25 ans, PEMF depuis 12 ans et militant au GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle). Comme tous les enseignants et enseignantes, il a été invité à remplir l’enquête « exigence des savoirs ». Un exercice auquel il s’est plié mais auquel il reproche de ne pas laisser la possibilité de formuler une parole libre. Il a décidé de la livrer cette parole aux lecteurs et lectrices du Café pédagogique. « Vous avez besoin de nos réponses à votre questionnaire ? Nous on a besoin de vous au quotidien ! On a besoin de votre courage politique, de votre pensée complexe, de votre intelligence et que vous mettiez vous-mêmes en œuvre une exigence des savoirs qui soit une exigence intellectuelle, de respect de soi et des autres » écrit-il.
Les professeurs des écoles ont été invités récemment (25/10/23) par leur ministère à répondre à un questionnaire en ligne sur « l’exigence des savoirs ». Je suis allé voir ce questionnaire et ai tenté de le compléter. Je note toutefois qu’il n’y a pas d’espace « libre » où nous pourrions exprimer des points qui ne sont pas orientés par le questionnaire. Que les questions concernent essentiellement la question de l’instruction (comment aider les élèves à mieux apprendre les savoirs scolaires ?) mais, également, la restauration de l’autorité enseignante (comment rendre les élèves plus obéissants et les parents plus dociles ?).
Tout d’abord, qu’appelons-nous « savoirs » ? Pour ma part, j’ai été fortement influencé dans mon parcours par les travaux du groupe ESCOL, de Bernard Charlot en particulier et du GFEN sur le rapport au Savoir. J’invite les potentiels lecteurs de cet article à la lecture d’ouvrages sur la question. Pour ma part, j’en retiens que ce qui est au centre de l’école c’est le rapport au Savoir des élèves. Chacun d’eux a un rapport singulier. Mais le « savoir » ne se résume pas à l’instruction des éléments du programme. Bernard Charlot précise dans son livre « éléments pour une théorie du rapport au Savoir » qu’il entend « Savoir » (avec un grand S) de façon large. Dans le « Savoir » à enseigner, il y a certes les savoirs scolaires (la lecture, la numération de position etc..) mais également le rapport à soi-même et le rapport aux autres.
Je ne fais pas ce métier d’enseignant uniquement pour transmettre des savoirs scolaires ! Pourquoi ? Parce que j’ai rencontré nombre d’élèves dans mes classes primaires ou d’adolescents et d’adultes dans la formation ou dans mon quotidien qui maîtrisent un grand nombre de savoirs scolaires, qui ont « réussi » leurs études et qui pourtant ne sont pas très heureux dans leur vie. Manque de confiance en soi, difficulté à vivre sous le regard des autres, à se décentrer de soi, etc. Je ne veux pas instruire pour construire des dépressifs soumis !
Je ne fais pas non plus ce métier en visant uniquement les savoirs scolaires et le rapport à soi-même ! Pourquoi ? Parce que notre monde est pétri de personnes très instruites et diplômées qui n’ont aucun scrupule à utiliser leurs « savoirs » et leur confiance en elles pour exploiter les autres et la planète pour des questions de pouvoir et d’argent !
Ainsi, sans la dimension du rapport aux autres, quel sens y a-t-il à enseigner aujourd’hui ? Que chacun ait un bon métier ? De l’argent ? Même si c’est au détriment de l’ensemble de l’humanité ? Les grands « dirigeants » (politiques et économiques) de ce monde sont des gens instruits et confiants en eux ; non ? Quand on parle d’ « échec scolaire » on imagine tout de suite les personnes qui sortent sans diplômes du système scolaire ou ces jeunes qui incendient des voitures. Et si l’échec scolaire était avant tout l’échec de ceux qui réussissent et qui conduisent le monde à sa perte pour des raisons de pouvoir et d’argent ?
Il me semble essentiel de définir ce qu’on appelle « savoir » et qu’à cette occasion, on s’interroge sur le sens même de notre métier.
Dans mon quotidien de professeur des écoles, je prends en compte et j’essaye d’accompagner les enfants que je croise sur ces trois aspects du « Savoir ».
Alors comme je n’ai pas eu la possibilité dans ce questionnaire de donner réellement mon point de vue, le voici sous une autre forme :
J’aimerais une refonte complète des programmes scolaires où soient prises en compte ces trois dimensions du rapport au « Savoir ». J’aimerais une formation exigeante sur ces trois aspects (à l’heure actuelle les formations sont essentiellement didactiques ou « moralisatrice » (harcèlement, laïcité)). J’aimerais que l’on puisse « exiger » non pas seulement des élèves et des professeurs mais de la part des personnes qui ont réussi scolairement et dirigent le monde, une exemplarité dans leur rapport aux autres ! Questionner à ce sujet les médias, les réseaux sociaux, les choix économiques et politiques, les stratégies de communication manipulatrices. N’est-ce pas interrogeant de constater que notre actualité quotidienne est si riche en situations où des gens instruits et diplômés ont des comportements ou des actes qui mettent en danger autrui et le monde en général ?
Il y a plus de 100 ans au sortir de la première guerre mondiale, des éducateurs de tout bord inventaient l’Education Nouvelle avec cette idée « Comment éduquer pour que les Hommes ne se conduisent plus de façon « inhumaine » et ne cherchent plus à s’entretuer en cas de désaccords ? »
A l’heure actuelle, que peut être une éducation « nouvelle » dans cette société nouvelle et inédite (bien éloignée de celle du début du siècle dernier !) ? Dans une société où l’information circule si vite et contient tout et n’importe quoi. Une société où la place des médias est si importante mais où portant, le rapport critique à ces médias est défaillant (par exemple nombre de personnes pensent réellement qu’une information transmise sur CNews est digne de confiance !!!). Une société où chaque jour des dirigeants de ce monde sont en procès avec la justice pour des raisons diverses et variées.
L’exigence des « savoirs » exige une politique forte et complexe qui ne ciblerait pas seulement le monde enseignant ! Comment éduquer sereinement actuellement ? Comment restaurer une quelconque autorité enseignante alors que les médias, réseaux sociaux invitent sans cesse aux expressions les plus triviales ? Que les intérêts financiers nous poussent sans cesse vers plus d’activités « pulsionnelles » où priment le « tout tout de suite » et le « moi d’abord » ?
Que peut faire l’école si la société ne change pas fondamentalement et que les hommes politiques ne saisissent pas cette complexité et ne mènent pas des politiques fortes (pas des réformettes de surface pour faire du buzz). Par exemple : comment redonner de la mixité sociale au pays ? Cette question est pour moi un bon exemple : On peut remanier sans cesse les programmes ou faire croire que les enseignants sont écoutés, mais que faire devant la ghettoïsation des espaces du pays ?
Je demande donc à nos dirigeants en réponse à leur questionnaire sur l’exigence des savoirs de ne pas cloisonner la réflexion au monde scolaire, de réfléchir dans la complexité ! Tant qu’on laissera s’installer des ghettos urbains (favorisés également par une école à deux têtes (publique et privée sous contrat), tant qu’on laissera impunément certains médias et personnes sur les réseaux dire n’importe quoi sur leurs « chaînes », tant que nos « modèles » de réussite scolaire seront aussi peu des « modèles » pour l’avenir …à quoi bon penser que changer des programmes scolaires pourrait être utile ?
Ne nous méprenons pas : je ne pense pas qu’il y ait des « méchants » qui conduisent le monde à sa perte volontairement et que moi (en tant que gentil) dénonce des personnes en particulier. Je pense qu’être exigeant au niveau des savoirs est une chose complexe et que chacun de nous pourrait s’interroger plus sur son exemplarité (à partir de quelques « principes » de base par exemple : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » et « agis vis-à-vis des autres comme tu aimerais qu’on agisse envers toi ». Non pas de façon moralisatrice. Juste s’interroger sans cesse à ce sujet. Nous sommes tous concernés.
Ainsi, aimerait-on que ses proches ou ses enfants soient employés abusivement pour fabriquer des vêtements à bas prix qu’ils ne porteront jamais, que ses propres enfants soient employés dans des mines pour extraire des métaux précieux (pour nos téléphones portables) ? Que sa maison soit polluée afin de permettre d’avoir plus de profit ? Que ses parents se nourrissent d’aliments « dopés » avec des produits chimiques et intoxiquent leurs corps ainsi ? Que ses propres enfants soient utilisés pour faire la guerre à des personnes qu’ils ne connaissent pas et qui ont eux aussi leurs propres enfants ?
Cet écrit est une interpellation d’ordre politique : « Comment voulez-vous que l’on ait de l’espoir en l’éducation nationale et en ses visées quand on voit le monde actuel ? Ou alors éduquons franchement à la révolution pour changer ce monde. Dirigeants de ce pays, prenez position s’il vous plaît ! Restaurez vous-même l’autorité d’une éducation publique exemplaire ! Comment puis-je demander à mes élèves d’être exemplaires dans leur rapport à autrui, d’être pertinents dans leurs argumentations, de faire preuve d’esprit critique mais à la fois d’écoute constructive et bienveillante alors qu’ils baignent dans un quotidien où le monde adulte fournit sans cesse des exemples à ne pas suivre ? Vous souhaitez restaurer l’autorité du monde enseignant ? Commencez par soutenir réellement vos employés contre la démagogie et les abus des médias « faciles ». Faites des dépôts de plainte institutionnels pour nous prémunir du prêt à penser et des bruits de couloirs néfastes à l’exercice de notre profession. Ne vous comportez pas comme des généraux frileux qui envoient leurs soldats au front en restant tranquillement protégés à l’arrière !
Vous avez besoin de nos réponses à votre questionnaire ? Nous on a besoin de vous au quotidien ! On a besoin de votre courage politique, de votre pensée complexe, de votre intelligence et que vous mettiez vous-mêmes en œuvre une exigence des savoirs qui soit une exigence intellectuelle, de respect de soi et des autres.
Nous avons besoin de chacun de nous pour tenter d’allier le pessimisme de la raison avec l’optimisme de la volonté. Nous avons besoin de personnes engagées, qui veulent améliorer le monde et d’une formation qui y conduise explicitement ! Voilà ce que j’aurais aimé pouvoir répondre.
Jean Perbet