Dans son nouvel essai, « Faire trace, les écritures de la Shoah », Maxime Decout rappelle que le projet nazi avait pour finalité de détruire le peuple juif et sa mémoire, mais aussi d’effacer les traces de cet anéantissement, offrant ainsi au négationnisme le lit dans lequel il s’est couché dès la libération. La menace de cet effacement, et la volonté de s’inscrire contre celui-ci, traversent en profondeur les écritures de la Shoah, des plus anciennes, celles des témoins et survivant·es, aux plus récentes. Comment ont-elles lutté contre celui-ci ? A quelles formes ont-elles eu recours pour dire cet anéantissement ? A quels questionnements, cheminements, incertitudes, évolutions se sont-elles confrontées ? Quels remparts continuent-elles aujourd’hui encore à inventer ? Telles sont les questions abordées dans cet essai à la fois exigeant et passionnant, notamment par la richesse et la variété des œuvres qu’il invite à découvrir, ou redécouvrir, et sous-tendu par la conviction que le langage littéraire joue un rôle essentiel dans ce combat contre l’effacement des traces.
Echapper à l’effacement des traces : comment est-ce possible ?
Le texte commence par rappeler, en s’appuyant sur des documents précis, combien très vite les nazis ont théorisé, programmé et mis en place l’invibilisation de l’extermination des Juifs par la suppression systématique de toute trace : charniers déblayés, fosses vidées, lieux effacés … Notre connaissance des camps s’est donc construite à partir des récits de survivantes et survivants témoins tels que Rousset, Antelme, Tillion, Wiesel ou Delbo. « L’autre destin », celui de celles et ceux qui ont été gazé·es dès leur arrivée, et dont aucun·e n’a évidemment survécu, personne n’a pu en témoigner. Comment rendre compte de cet effacement total ? C’est une des questions à laquelle vont se confronter des écrivains comme Schwartz-Bart dans Le Dernier des Justes, ou Borowski dans son recueil de nouvelles Le Monde de pierre, notamment dans la nouvelle au titre glaçant « Mesdames, messieurs, au gaz s’il vous plaît », que Maxime Decout nous invite à découvrir. C’est aussi à cette question de la représentation de l’effacement, cette fois des lieux, que se confronte Lanzmann, en particulier dans la séquence d’ouverture de Shoah, dont le texte propose une très éclairante analyse.
Certains récits nous sont, toutefois, parvenus « d’outre-tombe ». En effet, comprenant cette volonté d’effacement des Nazis, de nombreux Juifs s’y sont opposés, avec détermination, par la collecte de multiples documents, ou la rédaction de journaux comme ceux d’Anne Franck et Hélène Berr, ou plus confidentiel celui, à découvrir, d’Etty Hillesum. Ces œuvres de factures très diverses, écrites « depuis la mort en cours », ont été rédigées, archivées et cachées pendant l’extermination. Retrouvés après la libération, comme l’oeuvre collective du ghetto de Varsovie, cachée dans des bidons de lait, ou, plus tardivement, comme les rouleaux des membres du Sonderkommando d’Auschwitz, cachés dans la cendre, tous ces textes sont traversés de nombreux questionnements dont les enjeux sont étudiés de manière passionnante dans le chapitre « Les archives de la survivance ».
L’écriture documentaire et réflexive : une démarche vouée à l’échec ?
Ces textes n’ayant été découverts que tardivement, la littérature a tout d’abord cherché à pallier cette absence d’archives en se donnant pour mission de faire connaitre les événements. Pour ce faire, elle a opté pour une forme documentaire, allant jusqu’à considérer comme indécente, voire « barbare », selon la célèbre formule de Theodor Adorno, l’écriture de la poésie. S’impose alors le « récit-essai », dont la conviction est qu’il faut absolument passer par les faits, et refuser tout artifice, pour tenter une analyse, ou plutôt un « essayer-savoir ». Ce sont ces chemins d’écriture, sur lesquels revient l’auteur, en étudiant en particulier les textes d’Antelme, Rousset ou Levi et leur rapport au savoir.
Les années 60 auraient pu voir advenir de nouvelles formes d’écriture, émancipées de ce besoin de document, la parole des « témoins » commençant enfin à se faire entendre, notamment lors du procès d’Eichmann. Pour autant l’écriture de la Shoah craint toujours de s’afficher comme littéraire, préférant développer « une esthétique documentaire » à la frontière entre l’art et le document. Cette méfiance se retrouve aussi au cinéma, notamment chez Lanzmann qui, opposant « l’artifice de la fiction et l’authenticité du témoignage », condamne sans appel de nombreuses productions filmiques de la fin des années 70, avec la série Holocauste, jusqu’aux années 2010 avec Yan Karski en passant par La liste de Schindler ou La vie est belle. Cette prise de position, pour partie discutable, Lanzmann oubliant – comme l’explique justement l’auteur – qu’une part d’écriture intervient nécessairement aussi dans un témoignage, pèsera longtemps et pèse encore aujourd’hui fortement sur les écritures de la Shoah ; l’essai reviendra sur ce passionnant « débat littéraire et éthique » au début du chapitre « Enquêter ».
Mais pour toute radicale que peut sembler cette posture, elle repose néanmoins sur l’idée positive que le partage de savoir est possible. C’est cet espoir qui va ensuite peu à peu s’effriter, les témoins prenant conscience qu’ils et elles sont, douloureusement et à tout à jamais, séparé.es des autres par l’intransmissible. Ce savoir-déporté apparait alors tragiquement inefficace, puisqu’impossible à partager ; les survivant.es ne peuvent que s’y noyer, entouré.es de fantômes, comme dans un travail de deuil sans fin. Ce renoncement à « l’essayer-savoir » le réel par la littérature s’exprime, par exemple, chez une autrice comme Delbo par une écriture plus chaotique, disloquée, hybride, que l’auteur nous aide à redécouvrir, avant d’évoquer, sous l’angle nouveau de l’échec de la pensée, des œuvres plus récentes comme W ou le souvenir d’enfance de Perec, ou le roman Etre sans destin du hongrois Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002, à découvrir si on ne l’a pas lu.
L’enquête : la forme contemporaine de l’« essayer-savoir » ?
Désormais voué à l’échec, le « récit-essai » laisse sa place à d’autres formes comme celle de l’enquête dont le format va devenir un genre à part entière, particulièrement exploré par les descendants et descendantes de disparue·s. On comprend aisément que ces œuvres-enquêtes, par définition, ne disposent que d’un matériau lacunaire, parfois presque totalement effacé. Comment alors écrire à partir de cet effacement sans combler les vides par une fiction qui le dénaturerait ?
Cette question éthique et esthétique passionnante, Maxime Decout l’explore à partir de plusieurs œuvres, et en particulier à partir du diptyque formé par deux textes de Modiano : Voyage de noces, publié en 1990, et Dora Bruder, publié en 1997. Tous deux s’appuient sur un avis de recherche publié en 1941 à propos de la disparition d’une jeune fille juive, Dora Bruder. Mais Voyage de noces invente une enquête menée par un narrateur-personnage, qui rencontre d’ailleurs la jeune fille, tandis que Dora Bruder s’appuie sur une véritable enquête menée par le narrateur-auteur Modiano. Ce changement de parti-pris permet à celui-ci de se rapprocher de Dora sans en effacer le mystère, en étant toujours vigilant à bien identifier ce qui relève du fait avéré de ce qui relève de l’hypothèse imaginée.
Aujourd’hui se déploie toute une littérature héritière de ces questionnements, comme en 2006 Les Disparus de Mendelsohn, ou en 2012 Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus de Jablonka auxquels Maxime Decout consacre plusieurs pages. S’y mêlent enquête, archives privées, lorsqu’on en dispose, mise en perspective de la « Grande » Histoire et de l’Histoire individuelle singulière, travail d’historien et travail d’écrivain, questionnement sur la place de l’enquêteur ou enquêtrice dans cette histoire, souvent familiale, largement effacée.
L’industrie et le tourisme de la mémoire : un effacement ultime des traces ?
Après avoir longtemps manqué de traces, nous voici désormais face à leur multiplicité. On pourrait s’en féliciter, mais l’auteur nous met en garde : cette « abondance » n’est pas sans danger. On retiendra pour illustrer ce paradoxe, objet du chapitre 7, chapitre décapant et surprenant consacré à l’industrie mémorielle, deux exemples et plusieurs propositions de lecture qui y sont évoquées.
Premier exemple : lorsqu’on se rend aujourd’hui à Auschwitz, explique l’essayiste, comme le fait le Chercheur de traces d’Imre Kertész – qu’il faut décidément s’empresser de lire – n’est-on pas confronté en réalité à un double effacement : celui du lieu, dont il ne reste rien, mais aussi celui de l’effacement de cet effacement lui-même, le camp étant désormais transformé « en parc d’attraction » ? Autre exemple : les limites des collectes à « grande échelle » de témoignages effectuées par certaines fondations. L’auteur nous invite par à les interroger non pas seulement au regard du devoir de Mémoire, mais au regard du devoir d’Histoire. Alors même qu’elles voudraient « faire trace », leur gigantisme ne les réduit-il pas finalement à un simple archivage, impossible à exploiter, et qui n’aboutit qu’à désindividualiser les témoins ?
Et des nombreuses lectures abordant ces dérives mémorielles proposées dans ce dernier chapitre, on en retiendra plus particulièrement trois : La tête coupable de Gary, L’Atelier du Diable de Topol, et peut-être surtout le roman de l’israélien Yishaï Sarid Le monstre de la mémoire tant les pages qui lui sont consacrées sont surprenantes et déstabilisantes.
La littérature, encore et toujours, pour « faire trace »…
Si faire savoir quand on n’a pas les mots est une question centrale qui parcourt l’écriture de la Shoah, faire savoir quand on n’a pas les faits est l’angle nouveau qu’adopte Maxime Decout dans Faire trace, les écritures de la Shoah, essai éclairant qui permet de comprendre combien cet effacement des traces a déterminé, et continue de déterminer, les écritures de la Shoah et leur évolution. Tout au long de sa réflexion, l’auteur nous fait découvrir la richesse de cette littérature, et nous aide à en contextualiser de très nombreuses œuvres, à les inscrire dans une progression, à les « savoir connaître » pour qu’elles « continuent à nous parler ». A son tour il fait trace, et renouvelle notre confiance dans le pouvoir, essentiel, même s’il est fragile et inquiet, de la littérature.
Claire Berest
Maxime Decout, Faire trace, les écritures de la Shoah, Editions Joseph Corti, Octobre 2023, ISBN 978-2-7143-1287-7
Sur le site de la maison d’édition
Maxime Decout dans Le Café pédagogique