Qu’est-ce que le numérique éducatif ? Est-il un accélérateur de l’entrée dans les apprentissages ou au contraire met-il à mal les élèves les plus en difficultés ? Prisca Fenoglio, chercheuse en poste à l’Ifé – Institut Français de l’éducation, est revenue sur les différentes recherches sur la question lors d’une conférence à l’Université d’automne de la FSU-SNUipp.
Le numérique éducatif de quoi parle-t-on ?
Pour Prisca Fenoglio, qui convoquent plusieurs chercheurs et études pour étayer son propos, « le numérique est utilisé dans les classes pour éduquer mais il n’est pas conçu pour ». Elle le définit comme une sorte « d’objet multidimensionnel structuré par des activités, des pratiques, des relations, des discours avec des enjeux de tout genre – sociaux, culturels… ».
Depuis plusieurs années, l’institution investit le sujet du numérique éducatif, tels que les TNE – Territoires Numériques Éducatifs qui visent à équiper, accompagner et former les personnels explique la chercheuse. « Mais ce type d’actions est critiqué par la recherche qui estime quelles sont massives, descendantes et technocentres et qui promeut des solutions plus territoriales comme les Collèges connectés et le plan spécifique éducation prioritaire, qui peuvent permettre l’émancipation ».
A cette montée en puissance de l’investissement dans le numérique éducatif s’associe une « montée en force des prescriptions ». Ces prescriptions mobilisent plusieurs aspects : la recherche documentaire, la collaboration, la lecture de textes. « Ces discours institutionnels créent la confusion. La confusion sur ce que sont que les actes d’apprendre et enseigner, sur l’importance minimisée du choix de l’enseignant qui va se servir ou non des TICE, sur l’importance des processus d’appropriation instrumentale et sur l’oubli des contraintes dans la conduite de classe. On parle d’une défétichisation du numérique éducatif » assure Prisca Fenoglio.
Numériques et apprentissages : des croyances à des usages exigeants
Plusieurs croyances et mythes mettent à mal le numérique de l’éducation selon Prisca Fenoglio. La première, c’est ce qu’induit la formule « les natifs du numérique », qui conduit les adultes à se désengager des usages des jeunes. Or ces jeunes ne savent pas s’éduquer seuls à ces outils. « C’est ce que l’on nomme le complexe d’Obélix. Ils sont tombés dans la marmité mais ne maitrisent pas pour autant le pouvoir que cela leur confère ».
Second mythe, celui du potentiel motivationnel du numérique. « Ces croyances et ces mythes ne sont pas avérés avec des conséquences sur les apprentissages des élèves » prévient-elle en donnant l’exemple de la Twictée, dispositif plébiscité par nombre d’enseignants. « Dans une étude quantitative et qualitative parue en 2023, nous avons comparé un groupe d’utilisateurs du dispositif et un groupe témoin. On a constaté que l’utilisation de la Twictée n’influait pas significativement les résultats des élèves. Et que lorsque les résultats étaient bons, c’était grâce à l’étayage des enseignants ».
Finalement, ce que reprochent les recherches que présente la conférencière, c’est ce « décalage » entre des professeurs qui « survalorisent l’aspect motivationnel du numérique sur la pédagogie » et le fait qu’ils ne l’exploitent finalement que très peu son « potentiel didactique ». « L’outil fait écran aux enjeux didactiques » résume-t-elle.
Du côté des élèves, interrogés eux aussi lors de l’étude, les chercheurs notent qu’ils apprécient le dispositif mais pas « plus que la dictée traditionnelle ». « Ils énoncent des difficultés assez fortes sur la compréhension de la tâche. L’outil la complexifie la tâche et ces contradictions peuvent être défavorables aux apprentissages notamment pour les élèves en difficulté ».
Un usage contraignant
« Le numérique est très exigeant, son usage est très contraignant ». Pour la chercheuse, trois contraintes le mettent en difficulté : une contrainte de temps, de lieu et de manière d’apprendre – « on donne plus de responsabilité à l’élève, ça lui demande plus attention, plus d’autonomie, plus d’efforts ». Ces contraintes, les professeurs doivent en tenir lors de la conception de leur ressource – en faisant en sorte qu’elles soient précises. Ils doivent aussi rester attentif dans la manière dont les élèves s’en emparent plaide-t-elle. « Le numérique permet d’envisager de nouvelles mises en œuvre des taches scolaires, mais ses effets sont variés – positifs, limités ou négatifs ». Dans les effets positifs mesurés, elle relève la recherche et la présentation d’informations, la mémorisation… La motivation, le développement de créativité n’ont pas d’effets attestés selon la chercheuse. Dans les effets positifs plutôt négatifs, on retrouve demander de l’aide, découvrir des concepts abstraits, coopérer…
Des inégalités numériques à prendre en compte
Prisca Fenoglio évoque les inégalités numériques éducatives plutôt qu’une fracture numérique, « la fracture renvoie à l’idée d’exclus et inclus, cela ne représente pas la complexité du phénomène ». « Ces inégalités sont de trois niveaux : l’accès à des compétences instrumentationnelles, informationnelles – savoir utiliser et de performance – avec l’idée de compétences stratégiques et le pouvoir qui en découle » précise-t-elle. Selon certaines études qu’elle évoque, le rôle de l’enseignant est positif mais limité. « Les enseignants contribueraient à remédier aux inégalités grâce aux pratiques numériques qu’ils enseignent à leurs apprenants, indépendamment du milieu social de ces derniers ». Mais, les « enseignants reproduiraient les inégalités numériques du contexte extrascolaire en utilisant le numérique moins fréquemment moins efficacement et de façon moins innovante dans écoles de milieux défavorisés ».
Pour conclure, Prisca Fenoglio convoque le concept de « dissonance numérique » qui se réfère « au décalage entre les pratiques numériques des jeunes et les compétences numériques attendues au contexte scolaire ». Intégrer les cultures numériques juvéniles en contexte scolaire est source de tension et de difficulté assure-t-elle. « Ce transfert d’un savoir-faire numérique en savoir scolaire est une piste d’apprentissage intéressante pour les élèves en difficulté mais l’absence de reconnaissance des pratiques numériques non formelles peut créer un effet négatif sur les processus d’émancipation, et donc, des inégalités. Envisager le capital numérique, les usages numériques des enfants et des jeunes dans leur ensemble et dans leur complexité pour mieux comprendre, appréhender et finalement, utiliser ces usages hétérogènes afin de favoriser les apprentissages scolaires ».
Pour un numérique éducatif au service de tous et toutes, Prisca Fenoglio assure qu’il faut faire évoluer les postures de tous les élèves – « en dépassant et déconstruisant les mythes, en adoptant des usages liées aux fonctions pédagogiques visées, en explicitant les objectifs des tâches au sein des dispositifs ». Pour déjouer les inégalités numériques systémiques, la chercheuse propose de développer des projets institutionnels plus territoriaux et favoriser la remédiation enseignante. Il faut aussi prendre en compte l’accroissement du capital numérique des élèves en connaissant ou reconnaissant « la variété de leurs usages, en favorisant une culture procédurale et réflexive du numérique et en développant la citoyenneté numériques et les littéracies ».
Lilia Ben Hamouda