N’en déplaise aux nihilistes en tous genres, Robert Guédiguian, cinéaste combattant, est de retour avec « Et la fête continue ! », un 23ème opus détonant par son titre faussement naïf et son style poétique à la lisière de la comédie musicale. Le cinéaste marseillais reprend sa troupe familière d’amis et comédiens chevronnés (Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan, Robinson Stévenin…) tout en la confrontant à des nouveaux interprètes épatants de justesse (Lola Naymark, Alice Da Luz Gomes, Grégoire Leprince-Ringuet). Un choix judicieux au diapason d’un film de maturité et de transmission.
Une fable chorale aux formes foisonnantes
Autour d’Ariane Ascaride dans le rôle de Rosa, figure populaire d’un vieux quartier de Marseille, infirmière énergique, militante engagée auprès des plus modestes et veuve affectueuse veillant sur une grande famille unie, la fiction, souvent chantante et portée par la composition réussie de Michel Petrossian, brasse les générations en une fable ‘chorale’ entre comédie musicale et conte poétique sur les formes inédites d’engagement au quotidien et la possibilité d’une renaissance par l’amour dans un contexte de tragédie contemporaine, librement inspirée par l’effondrement en 2018 d’un immeuble de la rue d’Aubagne et la démission au bout de quelques mois de la maire écologiste, éphémère représentante de la gauche à la tête de la cité phocéenne.
Famille aimante, association solidaire, amours singulières
Rosa, pleine de vitalité, personnage cher à son créateur, surprend encore : de la campagne électorale débutante, elle se préoccupe et l’idée d’une candidature lui vient un temps à l’esprit moins que le soin des patients et le surmenage d’une collègue au bord de la démission, l’attention au sort de ses enfants et petits-enfants, à leurs amours jusqu’à ce qu’elle soit elle-même touchée par l’amour en la personne d’Henri (Jean-Pierre Darroussin, délicieux en père d’Alice, la future belle-fille de cette femme volontaire débordante d’activités). Nous faisons donc aussi la connaissance d’Alice, au gré des changements de points de vue et des bifurcation d’une histoire située dans un quartier modeste, aux contours changeants et à la lumière nimbée d’un halo de blancheur et d’une atmosphère irréelle. Alice (épatante Lola Naymark), pour sa part, navigue entre l’intensité de son engagement en tant que chef de chœur au sein d’une association venant en aide aux mal-logés et sa tentative d’intégration dans la grande famille d’origine arménienne de Rosa dont son nouvel amoureux Sarkis (Robinson Stévenin, parfait) fait partie. Au détour d’une rue ou d’un canapé où il demande l’hébergement loin de son logement, nous tombons sur Tonio (formidable Gérard Meylan), frère imprévisible de Rosa, éternel amoureux de compagnes différentes…
Guédiguian assume avec élégance cette fable vagabonde, circulant en liberté de coups de projecteurs sur les plus âgés, fringants ou nonchalants, jouisseurs dans l’instants ou amateurs résolus des beaux textes de la littérature…aux jeunes héros en quête d’épanouissement personnel et de projets collectifs concrets, inscrits dans le présent, en solidarité avec les plus démunis, et ce, sans perspective politique d’ensemble. Pour ce faire, le cinéaste débride son esthétique : réajustement du scénario avec son co-auteur Serge Valetti, voix-off impromptues, évocations suggestives de certains rêves, ainsi de la résurgence d’une virée cheveux au vent de Rosa jeune fille sur une moto conduite par son père, ralentis glissants ou prises de vue lointaines, éclairées par une ‘poursuite’ comme sur le plateau d’un théâtre, du couple des vieux (et tout récents) amants dansant seuls enlacés dans la nuit entourés de barres d’immeubles…Et la musique entraînante et les chansons reprises par le chœur des amateurs sous la conduite d’Alice la douce. Se dessine sous nos yeux une petite communauté humaine, tendre et combattive, en quête d’accomplissement personnel, en recherche d’une place à trouver aux côtés des autres, ici et maintenant.
Contre le deuil des utopies, la lumière de la poésie
Et nos cœurs sont conquis par la mélancolie joyeuse et lucide d’un cinéaste réfractaire au renoncement qui remonterait le moral à un régiment ! Loin des ‘eaux glacées du calcul égoïste’ dans lesquelles risquaient de sombrer les membres d’ une famille recomposée au bord de la faillite financière et morale dans « Gloria Mundi » [2019], Guédiguian invente ici, avec « Et la fête continue ! », un mélodrame tendre et généreux, ouvert à l’aventure de la vie, en refusant d’en borner l’horizon.
Célébrant les antiques récits, fondés sur l’oralité, à la façon du poète Homère, tout en en rendant un hommage discret –à travers la reprise de la partition de Georges Delerue composée pour « Le Mépris » – au geste révolutionnaire du cinéaste Jean-Luc Godard sur les traces d’Ulysse, Guédiguian nous offre ici un film solaire et une incitation à contempler en liberté la lumière de tous les commencements, comme au premier matin du monde. ‘Cela s’appelle l’aurore, mademoiselle’ (Jean-Luc Godard).
Samra Bonvoisin
« Et la fête continue ! », film de Robert Guédiguian-sortie le 15 novembre 2024
« Gloria mundi » de Robert Guédiguian [sorti en 2019)
‘Avec le cœur conscient’, une exposition dédiée au travail de Robert Guédiguian mêlant installations vidéo, documents inédits et archives personnelles, se tient jusqu’au 14 janvier 2024 à la Friche ‘La Belle de Mai’ à Marseille ; le cinéma marseillais Le Gypsis organise, pour sa part, en décembre 2023, une rétrospective des films du cinéaste.