Une récente polémique a reproché à Brigitte Macron et à Elisabeth Borne leur manque d’empathie devant les caméras de télévision à l’égard d’un élève harcelé. Elle montre à quel point notre système scolaire est dans l’impasse, souligne Stéphane Bonnet, membre de l’Association Française pour l’Enseignement du Français. Elle nous rappelle que « le système produit, comme toute structure qui rassemble des êtres humains, des tensions entre les élèves, entre les élèves et les enseignants, et même entre les personnels… » Elle dit « l’urgence d’un humanisme républicain » qui soit « enfin littéraire » : et si à l’Ecole on faisait authentiquement de « la littérature » une « éducation à l’humanité » ?
Une « gêne » à l’École ?
À l’issue de sa visite dans un collège parisien lors de la Journée nationale de lutte contre le harcèlement à l’école, Elisabeth Borne a tweeté : « Contre le harcèlement, nous sommes tous mobilisés. Voilà le message que nous avons passé ce matin aux collégiens avec Brigitte Macron et Gabriel Attal. Osez parler, nous serons là pour vous aider. Les adultes doivent agir sans jamais minimiser ce que vous vivez ». La rencontre avec les élèves, diffusée par BFMTV, montre une Première ministre et une Première dame en classe, assises au premier rang. Les deux femmes se sont par la suite vues reprocher sur les réseaux sociaux leur manque d’empathie envers un élève auquel elles tournaient le dos pendant qu’il relatait une expérience de harcèlement mettant en cause son enseignante, sans lui apporter un mot de soutien. Pour sa défense, l’entourage d’Elisabeth Borne a invoqué une « gêne » générale face à ce témoignage.
Au-delà de la polémique stérile, cet épisode incarne les difficultés de l’école à accueillir la parole des élèves. La forme scolaire a pour effet de gommer les individualités : un lieu d’éducation clos, hors du temps, coupé de son environnement proche, où se transmettent alternativement pendant un heure des savoirs désincarnés et disciplinés. Certains commentateurs ont pu dire que le port de l’uniforme pour les élèves (et pourquoi pas les personnels ?), permettrait à l’enseignant de ne pas connaître ses élèves, pour rester impartial. Les émotions et d’une façon plus large l’individu, ne sont décidément pas la tasse de thé de ce sanctuaire que voudrait être l’école.
Une École qui génère des tensions
Les établissements scolaires, surdimensionnés pour réaliser des économies, sont rarement à taille humaine, comme le rappelle Philippe Meirieu. Leur architecture, comparée par Michel Foucault à celle des prisons, ne favorise pas le développement du bien-être à l’école et l’apprentissage de la vie en collectivité. Les cours de récréation ressemblent trop souvent à des parkings de supermarché dont la superficie garantit rarement le respect d’un espace pour chacun. Le nombre d’élèves par classe, l’un des plus élevés d’Europe, pénalise l’écoute et la réussite de tous les élèves et notamment des plus fragiles, comme le montrent les résultats des enquêtes PISA. De plus, les évaluations chaque semaine maintiennent la pression, sans pour autant que cela débouche sur un diagnostic global de l’élève et des pistes d’actions personnalisées capables de dépasser le sempiternel « manque de travail personnel » dans les bulletins. Ainsi le système scolaire répartit implicitement les élèves entre « réussite » et « échec » en vue de leur orientation en fin de 3ème, ce qui a un impact certain sur l’image de soi et tend un peu plus le climat scolaire. Si l’on ajoute à cela la charge de travail des enseignants qui ont un nombre de classes plus important que par le passé, des missions nouvelles pour tous les personnels, des rémunérations parmi les plus faibles des pays de l’OCDE, et des élèves toujours plus sollicités par les nouvelles technologies de la communication, on comprend la détresse dans laquelle se trouve notre système éducatif, et pourquoi il peine à attirer le « sang neuf ». Face à ces difficultés profondes, le gouvernement, après l’interdiction de l’abaya, a décidé de faire du harcèlement scolaire sa priorité grâce à une heure par semaine d’une vague sensibilisation à l’empathie. Dans le même temps, le ministre a lancé dans la précipitation une large concertation des acteurs de l’éducation par voie de questionnaires et d’entretiens. Qui peut croire que l’on va réparer notre système scolaire avec ces rustines de communication ?
La littérature comme éducation à l’humanité
Selon Edgar Morin (2014), « La gigantesque crise planétaire n’est autre que la crise de l’humanité qui n’arrive pas à accéder à l’humanité ». De l’humanité pourtant nous en trouvons dans cet outil de transmission très répandu qu’est le livre. Les bienfaits de la lecture sur la formation de la personne et la vie collective sont confirmés par les neurosciences : « la pratique de la lecture favorise la réponse au stress et notre relation aux autres ». Si la lecture produit un élargissement des facultés qui incite à apprendre, elle permettrait également de se déconnecter des problèmes de la vie quotidienne et d’améliorer notre rapport aux autres à travers le renforcement de notre capacité à attribuer des pensées, des intentions ou des émotions à autrui. On peut en déduire qu’outre ses apports individuels, lire une œuvre littéraire ou des contes auraient donc à terme des conséquences collectives d’une amélioration de la qualité du « vivre ensemble ».
Pour la didacticienne Violaine Houdart-Merot, (1998) également, « Par la figure, la littérature permet que des épreuves incommensurables et apparemment incommunicables deviennent communicables, partageables. Si notre société se prive de ce langage exceptionnel, nous n’aurons aucune chance d’échapper au renouveau des fondamentalismes religieux qui offrent aussi aux blessures subjectives provoquées par les bouleversements sociaux propres à notre époque des formes d’élaboration, de réparation ou d’exutoire fondées non sur le lien et le libre jeu des figures, mais sur le repli communautaire, le sens univoque de la lettre, voire la mystique de la mort. La littérature apporte « les défenses contre l’erreur, l’illusion, l’aveuglement et les moyens qui permettent de se connaître et de comprendre autrui », qualités qui selon Hélène Merlin-Kajman (2016) font défaut à l’école car l’émotion n’y a pas encore trouvé sa place. Pourtant l’émotion, « s’éduque, se gère. Elle peut, en devenant plus consciente, être mieux maîtrisée et élargir notre pouvoir de penser, de comprendre et d’être au monde » (Bucheton, 2014).
Aux côtés de la lecture, l’écriture (le ministre croit aux forces de l’écrit !) constitue aussi une mise à distance de l’état émotionnel premier. Selon la didacticienne du français Dominique Bucheton, « Derrière cette explosion et la diversification des pratiques d’écriture hors l’école, après l’accès à la lecture, une deuxième révolution culturelle se profile, plus essentielle encore pour la démocratisation de la vie sociale : celle de l’écriture ». Les nouvelles technologies « auteurisent » (néologisme inventé par l’AFEF) en quelques sortes l’être humain. Dans un souci d’émancipation, l’école doit former des élèves lecteurs et auteurs (et pas seulement scripteurs), capables de nuances, d’empathie et d’esprit critique, sur la toile comme dans la vraie vie.
L’urgence d’un humanisme républicain enfin littéraire
Après l’engouement du début des années 2000 pour la littérature de jeunesse et les albums, le soufflé semble retomber à la suite de la révision des programmes de 2019. Les fondamentaux sont de retour. Ils se manifestent en français par la promotion de la maîtrise de la langue à l’école, au collège et au lycée, où une question de grammaire a été introduite dans l’épreuve orale du baccalauréat, aux côtés d’un programme corseté d’œuvres. Dans les IUFM, puis les ESPE et enfin les INSPE (bientôt les écoles normales ?), le temps consacré à l’enseignement de la littérature (patrimoniale, de jeunesse, albums…) n’a de cesse de diminuer pour les futurs enseignants du 1er degré comme pour ceux du 2nd degré. La formation continue, de son côté, réduite comme peau de chagrin aux priorités ministérielles, ne sera bientôt plus accessible sur le temps de travail. La lecture et l’écriture plaisir subsistent comme elles peuvent, comme le peuvent les enseignants convaincus. Donner l’envie de lire et d’écrire est pourtant ce à quoi devrait tendre l’enseignement de la discipline français. Mais voilà, aujourd’hui encore, la littérature, l’art et la philosophie, instruments de liberté, de vérité et de partage, mettent mal à l’aise, peuvent même paraître subversifs. Après l’assassinat de nos deux collègues parce qu’ils représentaient les valeurs humanistes, l’école a besoin plus que jamais de temps, de cohésion et de cohérence. Il est urgent de réfléchir à un humanisme républicain, littéraire, artistique et philosophique pour mieux vivre en soi et ensemble.
Stéphane Bonnet
Association Française pour l’Enseignement du Français