A quand une véritable reconnaissance pour les professeur·es documentalistes ? En annonçant le 8 novembre, devant la commission sénatoriale, l’intégration de l’EMI à l’EMC, sans un mot pour le travail mené par les « profs docs », Gabriel Attal lance encore un pavé dans la mare de cette discipline. Car bien que le CAPES de documentation date de plus de 30 ans, les professeur·es documentalistes peinent à être reconnu·es. Il est pourtant loin le temps des bibliothèques d’emprunt et lieux de lecture silencieuse, qui ne disposaient, au mieux, que de deux ou trois salles de classes contiguës. Aujourd’hui, l’implantation géographique des CDI au centre de l’espace scolaire dit bien le rôle essentiel joué par les « profs docs », enseignant·es multitâches dont les missions relèvent, en termes d’expertise pédagogique et didactique, à la fois de l’éducation, de la gestion, de la communication, et sur lesquel·les s’appuient, de surcroît, bien souvent les établissements scolaires pour la gestion du Pass culture, du GAR, de la plate-forme Pix, de l’EMI… Pourtant, toujours pas d’agrégation Information-documentation, toujours pas d’inspection dédiée, toujours pas de traitement égalitaire en termes de rémunération… Muriel Cochard, Marion Diouris, Violaine Duhamel, Caroline Le Berre, Isabelle Lossec, Maïwenn Péron, Chantal Philippe, Corinne Prigent et Claire Quéré, professeuses documentalistes dans l’académie de Rennes, témoignent de leur quotidien, de l’évolution de leur discipline, de leurs attentes… Premier volet de notre enquête.
On dit souvent des professeur·es documentalistes que ce sont des enseignant·es « à part ». A quoi tient la particularité de votre discipline ?
Claire Quéré : Nous sommes à la fois enseignants et responsables d’une médiathèque. On peut dans la même heure expliquer à des élèves comment fonctionne un moteur de recherche, les guider pour un diaporama, donner des ordinateurs portables pour un collègue, prêter et conseiller des livres, réserver une sortie, dépouiller un article de magazine, réinitialiser un mot de passe…
Muriel Cochard : Autrement dit beaucoup de polyvalence dans nos tâches : accueil, pédagogie, politique d’achats, traitement du livre, gestion, veille doc, culturelle, information…. Et aussi de la transdisciplinarité. Une certaine liberté dans le temps, puisque nous n’avons pas d’emploi du temps (même si cela peut arriver, en collège surtout) avec des horaires de cours comme les profs des autres disciplines, et une certaine liberté dans le programme puisque nous n’en avons pas à suivre strictement.
Chantal Philippe : Des réflexions et propositions sont d’ailleurs menées depuis longtemps sur cette absence de programme spécifique par beaucoup de profs docs et la APDEN pour définir les compétences à acquérir à la fin du collège et du lycée en info doc. Mais elles ne font pas l’adhésion de tous·tes les collègues qui ne veulent pas forcément de cette implication pédagogique, très lourde notamment dans les grosses structures en termes de temps de préparation et d’évaluation. Bien sûr il existe des référentiels en info-doc, mais ils n’ont pas été réactualisés (celui de la FADBEN date de 2015). Elaborés dans certaines académies, ils permettent de compenser la rareté des travaux réalisés en didactique info-documentaire. Mais ils n’ont rien d’institutionnel, et émanent souvent de Groupes de secteur. Il n’existe d’ailleurs aucune évaluation nationale qui rende compte des compétences et des connaissances acquises dans le domaine de l’information documentation.
Maïwenn Péron : En fait nous enseignons surtout des compétences plus que des savoirs théoriques et disciplinaires. Savoir trouver une information, comprendre des informations transmises par les médias, ces compétences transdisciplinaires sont partout et donc malheureusement un peu nulle part puisque l’autre particularité, non pas de notre « discipline », mais plutôt de notre statut, est que nous n’avons pas de classe attitrée, pas d’élèves en charge. Il nous faut donc sans arrêt « vendre » à des collègues de discipline plus ou moins sensibles et disponibles, notre « marchandise » EMI, nos actions lecture, nos séances de méthodologie en les convainquant qu’elles seront utiles aux élèves. Cela demande beaucoup d’énergie au quotidien et de « doigté ».
Isabelle Lossec : De plus le fait que notre discipline ne soit pas identifiée dans les emplois du temps des élèves, rend le.la professeur.e invisible aux yeux des parents et de nombreux.ses collègues.
C.P : Effectivement cette absence de classes attitrées et d’évaluation notée est une de nos spécificités. Et comme la documentation est invisible sur le bulletin, elle manque de reconnaissance de la part des collègues, des chef·fes d’établissement, de l’Institution. Mais aussi bien évidemment des élèves (Est-ce que c’est noté !) et donc des parents…
Marion Diouris : A l’heure des Samuel Paty, des Dominique Bernard, des fake news, de la surinformation, c’est d’ailleurs proprement hallucinant qu’il n’y ait pas d’enseignement dédié pour tous pour se repérer dans cette jungle. Alors, enseignons-nous « véritablement » ? Oui et non, ça dépend qui, où, quand, et c’est très fragile.
Caroline Le Berre : Notre statut par ailleurs nous singularise puisque nous sommes présent.es 30 heures hebdomadaires. Cela nous isole par rapport à l’ensemble des professeur.es et conduit les collègues et l’administration, qui ne connaissent pas nos missions, à nous considérer davantage comme des bibliothécaires.
M.P : Cela m’amène à parler d’une autre spécificité de notre quotidien, c’est que nous sommes souvent « à contre-courant » du rythme des collègues : ouverture du CDI aux récréations et après le repas : cela ne permet pas toujours d’être suffisamment visible pour les autres enseignants, ni de créer de relations qui pourraient déboucher sur des projets pédagogiques.
En dépit de ces particularités, les professeur·es documentalistes, évalué·es d’ailleurs sur la construction et l’animation de séquences pédagogiques, sont pourtant bel et bien enseignant·es à part entière ?
C.P : Evidemment ! Une circulaire des missions des professeur.es documentalistes (2017) mentionne d’ailleurs que nous pouvons exercer des heures d’enseignement, c’est-à-dire d’intervention pédagogique devant élèves. Chacune de ces heures est même « décomptée pour deux heures dans le maximum de service des professeurs documentalistes ». Mais pour autant ce décompte n’est pas automatique et se fait bien souvent après « négociation » avec les chef.fes d’établissement, sous forme d’heures déduites de l’EDT des profs docs ou de possibilité de récupération. Cela varie suivant les CDI, et est plus difficile à « négocier » dans les petites structures où certains.es chef.fes refusent d’accorder des heures d’intervention pédagogique afin de ne pas fermer le CDI. L’arrivée de plus cette année des Pactes et des EDT très compacts compromettent grandement notre dimension pédagogique. Beaucoup de collègues (plutôt souvent en collège) ne parviennent pas à « obtenir » des créneaux horaires pour proposer leurs interventions, et dans ce cas les élèves ne reçoivent pas de formation en info-doc…
M.D : C’est la raison pour laquelle le syndicat auquel j’appartiens SNES-FSU demande à ce que des horaires fléchés soient créés pour chaque niveau du secondaire pour permettre une progression des apprentissages info-documentaires. L’APDEN porte la même revendication, et a produit un référentiel de compétences pour construire cette progression. Mais sans heures dédiées, c’est impossible. Du coup on a une grande diversité, et donc une grande inégalité d’apprentissages sur tout le territoire, puisque cela va dépendre de ce que chaque prof doc arrive à mettre en place localement dans son établissement, et qui est fragilisé de toute façon par chaque réforme qui rebat les cartes, chaque changement de chef etc. On en est à essayer de trouver nos places de façon instinctive selon les spécificités de l’endroit où l’on se trouve. Pour le système nous ne représentons pas véritablement une discipline, c’est cette reconnaissance que nous revendiquons.
I.L : Ce flottement vient du fait que nous n’avons pas juste à transmettre des savoirs disciplinaires, mais que nous devons être aussi gestionnaires et animateur.trices d’un lieu, d’un fonds documentaire et spécialistes de la littérature de jeunesse.
C.P : Et pourtant, comme vous le dites à juste titre, nous construisons bien des séquences pédagogiques et nous enseignons. A titre d’exemple, voici une progression annuelle menée en classe de 2nde sur 4 séances. 1ère séance : Le CDI : un espace, des ressources : la recherche documentaire au CDI et hors les murs. 2nde séance : Info, intox, infox : fiabilité et pertinence de l’information sur le net. 3ème séance : le websocial comme source d’information. 4ème séance : Citer ses sources pour prévenir le plagiat, pour étayer et valider les productions. D’autres séances sont aussi menées cette fois en partenariat avec des enseignant·es lors de projets pédagogiques, cela va du travail de recherche documentaire au développement de compétences pour réaliser une production écrite, visuelle, audio…
Comment, alors, définiriez-vous les principaux « savoirs » dispensés par votre discipline ?
M.P : Il s’agit tout d’abord de savoirs relevant de l’EMI : savoir identifier des sources fiables d’information, savoir se repérer dans un lieu/centre documentaire quel qu’il soit, savoir extraire les informations essentielles d’un document, savoir repérer des indicateurs de doute pour adopter une lecture éclairée des médias…
C.Q : C’est-à-dire tout ce qui a trait à l’information, et à l’univers du livre en général, mais bien sûr partiellement seulement. Avec le temps on a tendance à moins passer du temps sur le classement, la chaîne du livre, la presse, pour se consacrer davantage à la recherche numérique et tout ce qui va avec, le droit d’auteur, le droit à l’image, qui amène à parler du cyberharcèlement, l’économie des moteurs de recherche, la protection des données.
I.L : En premier lieu, effectivement, tous les savoirs relevant de l’EMI déclinés en différentes compétences à acquérir tout au long du cycle 3 et 4 définies par les textes réglementaires qui rappellent que : «Tous les professeurs dont les professeurs documentalistes veillent collectivement à ce que les enseignements dispensés en cycle 3 et 4 assurent à chaque élève : une première connaissance critique de l’environnement informationnel et documentaire ; une maîtrise progressive de sa démarche d’information, de documentation ; un accès à un usage sûr, légal et éthique des possibilités de publication et de diffusion. Il s’agit de faire accéder les élèves à une compréhension des médias, des réseaux et des phénomènes informationnels dans toutes leurs dimensions : économique, sociétale, technique, éthique. ». Mais aussi « le savoir lire » : éviter la fragilisation des habitudes de lecture tout au long des années-collège/lycée pour faire que les élèves restent des lecteurs solides, même après leur sortie de l’école.
C.L.B : J’ajouterais à tout ce qui concerne l’EMI, la recherche documentaire, ou les séquences liées à la lecture, les nombreuses actions en faveur d’une ouverture à la culture : expositions, musées, cinéma, sorties qui font l’objet d’une exploitation pédagogique …
Violaine Duhamel : En somme, ce sont à la fois les savoirs liés à l’apprentissage de la recherche de l’information et à la culture de l’information, et les savoir-être de l’élève en général. Donc tous les savoirs qui font de l’élève un citoyen éclairé capable d’exercer un regard critique sur la société dans laquelle il évolue.
Propos recueillis par Claire Berest
A venir le volet 2 : Des missions multiples et des enseignant.es multitâches.
Gabriel Attal au Sénat le 8 novembre 2023
Circulaire de 2017 sur les missions des professeur.es documentalistes
« Vers un curriculum en information-documentation » sur le site de l’APDEN
Sur les attendus de l’EMI voir CLEMI, Repérage des connaissances, compétences ÉMI dans les programmes des cycles 2, 3 et 4 Corpus de documents (février 2021).