Etre debout «stehen», résister «widerstehen», comprendre «verstehen».
Enseigner avec les mots, nos outils pour transmettre. Des mots pour dire et lire le monde. Des armes que l’on aimerait toutes-puissantes. Pour Djéhanne Gani, enseignante d’allemand, langue de déclinaisons, c’est la déclinaison sémantique de « stehen », se tenir debout, que lui a inspiré la situation de l’École, et de ses professeurs, debout.
«STEHEN»
L’Ecole est debout «stehen», elle fait face. En allemand, «stehen» signifie «se tenir debout», «être». On y a l’image d’un corps en position verticale. Et ce corps qui se tient debout, qui fait face, aujourd’hui, m’évoque celui de mon collègue Dominique Bernard, qui s’était levé ce matin-là («aufstehen» en allemand) pour transmettre des connaissances, pour éduquer notre jeunesse à l’esprit et à la pensée critique et libre.
Le verbe «Stehen» m’évoque aussi aujourd’hui ces vers de Paul Celan (1920-1970), poète de langue allemande :
«STEHEN, im Schatten
Des Wundenmals in der Luft»
«Tenir debout, dans l’ombre
du stigmate des blessures en l’air » (traduction de Jean-Pierre Lefebvre)
Oui, on (se) tient debout, meurtris, souvent dans l’ombre, et aujourd’hui, assombris par les forces obscurantistes qui s’opposent à nos mission d’éducation et d’émancipation mais qui les justifient et les rendent nécessaires, d’autant plus et plus que jamais. Assombris et dans l’ombre, nous travaillons avec nos élèves, malgré les attaques et feux lancés, ces éclairages décalés par rapport à notre réalité, contrefeux par rapport à nos besoins, nos analyses. Ces contrefeux nous attaquent aussi, car nous aimerions dire la beauté de notre métier, ses réelles difficultés et la vision de l’École que nous voulons: je souhaiterais une école qui rende de la dignité et de la joie à tous ceux qui l’habitent, qui y apprennent, qui y enseignent. Je souhaiterais renouer avec la joie de l’apprendre, loin des polémiques, comme des passions tristes ou assassines.
«WIDERSTEHEN»
Se lever (aufstehen), se tenir debout (stehen), c’est résister (widerstehen,littéralement en allemand être debout, contre, comme l’exprime le préfixe «wider»). L’École se tient debout, elle est un lieu de forces vives et engagées au service de l’émancipation de nos élèves, et elle combat les idéologies obscurantistes. A ce titre, l’École est attaquée pour ce qu’elle est et incarne: l’École publique, laïque forme des esprits éclairés, lutte contre les fanatismes et stigmatisations, elle est un lieu de transmission de savoirs émancipateurs, dans un esprit d’ouverture et de rationalité, un lieu d’apprendre et de vivre-ensemble.
Transmettre, éduquer à l’esprit et pensée libres, n’est-ce pas aussi résister aux pressions et à la culture ambiante, celle de la culture de l’instantané et de l’urgence du « tout et tout de suite», des «fake news», du zapping, du déni de la science ?
Comprendre, «verstehen» en allemand, demande du temps. L’éducation a besoin de temps, le temps de l’apprendre, de comprendre. L’École résiste à l’aliénation de l’accélération dont parle si bien le sociologue allemand Hartmut Rosa. L’éducation est résistance à la barbarie, à l’inhumanité, à la déshumanisation, à la perte d’humanité et ne doit-elle pas nous relier au monde, à soi et à l’autre?
«Verstehen»
La discipline que j’enseigne, l’allemand, demande du temps. Et enseigner ma discipline, déjà, c’est une forme de résistance face à l’hégémonie ou domination d’autres langues, c’est aussi un combat, pour avoir des élèves. C’est une discipline menacée pour diverses raisons. Mais au-delà de la langue que j’enseigne, apprendre demande de la patience. Enseigner demande du temps. De la patience. Dans une époque où tout s’accélère, doit aller vite. Où on zappe. Où l’intelligence artificielle peut traduire instantanément, il faut alors résister à la tentation de la facilité, de l’adéquation algorithmique, car une langue, n’est pas uniquement la concordance d’un mot à l’autre, mais c’est apprendre une culture, une manière de voir le monde, dans sa pluralité, et ainsi de mieux comprendre le sien au regard d’un autre. La confrontation, la comparaison linguistique et culturelle enrichissent le rapport à sa langue maternelle. Comprendre l’autre demande du temps, de la patience. L’École ne doit-elle pas être pas ce lieu du temps d’appréhension et de compréhension de l’autre, qui résiste par essence?
Tenir debout et résister: L’École est debout, c’est un «stehen» de résistance, d’acharnement, de sa raison d’être intrinsèque.
Djéhanne Gani