Vendredi 13 octobre, dans son établissement, notre collègue Dominique Bernard, a été tué d’un coup de couteau. Le choc est immense pour ses proches, ses élèves, celles et ceux qui le côtoyaient tous les jours, et pour la communauté éducative tout entière. Effroi, sidération, révolte, en visant directement l’École, ce nouvel attentat nous touche au plus profond de notre chair, de nos convictions, de nos valeurs. Lieu emblématique, l’École est attaquée pour les principes qu’elle défend : liberté de pensée et d’expression, pluralité des opinions et des religions, droits égaux à l’éducation pour les filles et les garçons, égalité des chances, solidarité. Bref : « liberté, égalité, fraternité ». En entrant sournoisement dans nos écoles pour tuer, ce sont ces principes que le terrorisme islamiste combat et attaque.
L’École peut-elle seule faire barrage aux actes terroristes ? Certes non, le crime commis vendredi en témoigne cruellement. Le terroriste a tué celui qui faisait barrage au couteau menaçant les élèves. Il a tué Dominique Bernard qu’il connaissait comme professeur de français pour avoir été son élève. Ancien élève de l’établissement, il en connaissait les règles, les lieux, les personnes. Inscrit au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), contrôlé la veille à ce titre, il s’est laissé assigner l’École comme cible. D’ancien élève, il s’est laissé transformer en second couteau d’une idéologie terroriste dont le moyen d’action est simple : figer les esprits et assécher les cœurs pour armer des mains. Face à cela, que peut et que doit l’École ?
L’École dit non à cette idéologie terroriste et en refuse tous les discours et actes. Elle le fait à travers ses missions : instruire, éduquer, apprendre à penser, débattre, se respecter. C’est le rôle de l’ensemble de la communauté éducative, qui a besoin de se retrouver autour de ces missions.
Lundi 16 octobre, sur demande unanime des organisations représentatives, notre ministre annule les cours au collège et au lycée jusqu’à 10h. Pour permettre un temps d’échange humain et pédagogique. Pour nous retrouver et nous souvenir de Samuel Paty, assassiné lui aussi, le 16 octobre 2020.
Mais précisément après cette nouvelle attaque, il faudra plus que deux heures ! Les personnels de l’Éducation nationale vont mal, ils sont déjà en souffrance à cause de conditions de travail très détériorées, ils étaient fragilisés par un système qui est en train de perdre ses repères humanistes de respect des personnes, et qui fait du « temps pour soi » une variable d’ajustement. Leur temps de travail personnel, de recherches, de préparation, de réflexion est de plus en plus grignoté, les « temps libres » considérés comme du temps gaspillé, à consacrer autant que possible aux formations. Comme si le seul temps de présence devant élèves était utilement employé par les enseignants. Comme si l’humanité, le respect, étaient des mots vides, sans réalité vécue quotidiennement dans le collectif. Lire, s’informer, réfléchir, prendre du recul : tout cela serait-il donc inutile, y compris pour apprendre à penser, débattre, se respecter ?
Et que peut, à lui seul, le « choc des savoirs » face à la détresse humaine ? Certes les savoirs sont au cœur de l’École, ils l’ont toujours été, mais ils ne peuvent pas être posés là, comme des ovnis, déconnectés de la réalité de ce que vivent les professeurs et les élèves. La prochaine conférence internationale du CNESCO porte sur le bien-être à l’école. Et l’institution parle d’empathie pour lutter contre le harcèlement. Mais qu’est-ce que le bien-être, qu’est-ce que l’empathie ? Peut-on former à l’empathie en accéléré, comme si elle était un savoir qu’il suffirait d’enseigner ! Où sont le bien-être et l’empathie quand on réinstaure des groupes de niveaux, dont la recherche a montré combien ils peuvent être discriminants et inégalitaires, sans parler du désastre humain qu’ils entrainent, pour des enfants qui, catalogués à jamais, sont placés dans le groupe des faibles, dont ils auront si peu d’espoir de sortir. Les souffrances produites par ces échecs humains subis durant la scolarité sont difficiles à réparer. Si « l’École est la république jusqu’au bout », et si le bien-être y est fondamental, alors sa responsabilité quotidienne n’est pas de séparer des niveaux pour gommer la diversité des élèves, mais bien d’accueillir des personnes dans leur diversité, pour leur apprendre à viser haut, individuellement et collectivement !
Nous, professeur·e·s de français, sommes particulièrement bouleversé·e·s aujourd’hui : non seulement Dominique Bernard était des nôtres, mais à travers lui c’est tout le sens de notre métier et de notre engagement qui est frappé. Si l’idéologie terroriste cible en premier lieu le récit scientifique international de l’histoire-géographie, elle attaque aussi de plein fouet nos valeurs et notre engagement : l’émancipation par la langue, la parole, la culture, l’écriture, la lecture. Notre métier est d’enseigner la langue et la littérature françaises pour que les élèves apprennent à penser et vivre ensemble en se respectant. Nous leur enseignons à lire et à écrire, lire pour comprendre, s’informer, discerner, réfléchir, critiquer, imaginer ; écrire pour s’exprimer, penser, inventer, développer leur conscience, ressentir. Nous leur enseignons, par la littérature, les arts, l’écriture créative, à développer leur sensibilité, essentielle pour comprendre les autres, pour être tout simplement humains, humanité vitale que balaie sauvagement le terrorisme sanglant.
Aujourd’hui, le lire-écrire passe aussi par des outils numériques ; l’École les a fait entrer dans les salles de classe, certes, mais maintenant c’est dans toutes les poches qu’ils sont. Et la tâche est immense ; comment former au discernement et à la vérification des sources quand l’immédiateté prime sur tout, quand un balayage superficiel donne l’illusion de la connaissance et de la compréhension, quand les modes d’information se déplacent sur des réseaux mouvants que les terrorismes savent si bien exploiter ? C’est d’une formation complexe et multiforme que les élèves ont besoin pour faire du numérique un atout ; ils ont besoin d’apprendre à analyser les discours, les langages, à discerner les fausses informations, à hiérarchiser, classer ; ils ont besoin d’apprendre à écrire pour développer leur pensée, leur esprit critique et leur sensibilité. Les faire sortir de l’immédiateté et de la superficialité constitue un autre défi ! Les élèves qui conçoivent de l’intérêt pour des lectures longues de littérature, qui sont capables de « perdre du temps » à lire, ont la chance de retrouver cette prise de recul nécessaire à leur humanité sensible. La pensée, l’analyse critique ont besoin, pour se constituer, d’une forte dose de sensibilité sans laquelle elles peuvent produire les discours rationnels les plus inhumains.
C’était le travail de notre collègue tué ce 13 octobre, conduire ses élèves avec humanité vers la littérature, l’écriture, la pensée, la parole. Au terrorisme, c’est ce travail exigeant que sans relâche nous devons continuer d’opposer. À la peur dans laquelle le terrorisme s’acharne à enfermer la communauté éducative, il nous revient de contribuer à répondre par ce qui fait de notre enseignement un puissant facteur de libération : sa saveur sensible. Au veto fantasmé que les terroristes s’arrogent ponctuellement contre ce droit à l’émancipation, doivent répondre jour après jour les moyens réels consacrés par l’École à le cultiver, à le partager, à étendre et approfondir pour tou.te.s le domaine de l’humanité.
En hommage à Dominique Bernard, qu’il nous soit permis de citer ces deux vers de René Char, poète qu’il aimait particulièrement :
« Il s’alarme à l’idée que, le regard appris,
Il ne reste des yeux que l’herbe du mensonge. »
Viviane YOUX,
Présidente de l’AFEF (Association française pour l’enseignement du français)