Alors que le ministre annonce une refonte du programme de l’Enseignement Moral et Civique, dans son livre « Enseigner l’EMC à l’école », Benoit Falaize, historien, revient sur la longue histoire de cet enseignement. Il montre aussi qu’enseigner l’EMC, c’est surtout la faire vivre, dans une démarche de pédagogie active. « Le grand mérite du livre est alors de se risquer à proposer de véritables analyses, dans leur dimension philosophique et juridique, d’abord de ce qu’on entend par valeur et principe, puis, plus précisément, de ces valeurs et principes de la République que sont la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité, la neutralité – sans ignorer la distance toujours possible entre l’idéal et la réalité, distance qui ne doit pas les décrédibiliser mais invite à s’engager pour qu’on n’ait pas simplement affaire à des slogans ».
Voulu par V. Peillon dès sa prise de fonction en 2012, promulgué en 2015, reformulé dès 2018 à l’occasion du nouveau quinquennat, l’Enseignement Moral et Civique (EMC) a remplacé l’Éducation civique dans les programmes, de la maternelle à la terminale. Cet enseignement, on le sait, ne va pas de soi : parce que ses modalités ne font pas consensus ; parce qu’une mise en œuvre conforme au programme exige des enseignants des compétences et des méthodes qui ne se limitent pas à l’acquisition de connaissances, dans la mesure où il touche à la formation de la personne.
Dans « Enseigner l’EMC à l’école », Benoit Falaize, historien, auteur, entre autres, d’une thèse publiée sous le titre L’Histoire à l’école élémentaire depuis 1945 (Presses Universitaires de Rennes, 2016) s’efforce de clarifier les enjeux et les modalités de cet enseignement qui se veut à la fois héritier et aggiornamento de l’une des missions fondamentales de l’École publique, depuis les projets des Lumières et de la Révolution française, en passant par l’instauration de l’École publique au début de la IIIe République : « former des citoyens ». L’ouvrage concerne l’enseignement primaire, mais certains aspects de ce qu’il expose sont transposables, avec les ajustements nécessaires en fonction de la maturité des élèves, aux différentes étapes de la scolarité obligatoire.
L’auteur montre, dans une perspective historique, comment la mission de formation des citoyens a été, au fil du temps, dépendante du type d’adulte qu’on voulait former. Distingué de l’éducation religieuse, qu’il a remplacé, non sans débats, au cours du XIXe siècle dans l’espace scolaire, mais dont il a un temps emprunté les méthodes (« catéchisme républicain »…), cet enseignement s’est d’abord attaché, surtout à partir de la IIIe République, à une morale du quotidien, centrée sur des valeurs de solidarité, d’amitié, de respect de l’autre et de soi, d’attachement à la famille, de politesse, d’hygiène de vie, et illustrée par des exemples concrets faisant appel à la sensibilité des élèves et à leurs expériences concrètes. La référence à la spiritualité religieuse n’y est d’ailleurs pas totalement absente (les « devoirs envers Dieu » ne disparaîtront définitivement des programmes qu’en 1945 ; « Saint Vincent de Paul » y est une référence héroïsée). Après la période de Vichy, une interrogation sur les causes de la défaite morale d’une partie du pays (poids de l’antisémitisme ; faits de collaboration…) imposait une interrogation sur l’efficacité réelle de cet enseignement. Pourtant, durant les Trente Glorieuses, l’instruction civique connaît, dans la réalité des classes, un déclin. La perception des valeurs transmises et l’évolution de la société conduisent les nouveaux enseignants à la négliger. Ce sont des événements sociaux apparus à partir de la fin des années 70, tels que la montée de l’électorat anti-républicain, celle des « incivilités », la situation des populations vivant en banlieues, qui d’un même mouvement nourrissent la nostalgie d’une École de la IIIe République souvent mythifiée et l’aspiration à un renouveau de l’instruction civique, voire patriotique, dont J.-P. Chevènement, Ministre de l’Éducation Nationale en 1985, sera le promoteur. Vingt ans plus tard, une enquête de l’INRP conduit à constater que l’institution scolaire n’est pas parvenue à faire reculer le racisme et l’antisémitisme, les incivilités, ou le manque de respect de l’autorité. Les programmes paraitront dans le contexte dramatique d’attentats dont les auteurs sont pourtant issus de l’école républicaine. Parallèlement, s’est installé un clivage plus large – mais où la question de la citoyenneté est centrale – relatif aux pratiques pédagogiques.
Les programmes sont conçus de façon curriculaire, adossés au Socle commun de connaissances et de culture qui était en cours de reformulation. Ils se déclinent en quatre dimensions (culture de la sensibilité, culture de la règle et du droit, culture du jugement, culture de l’engagement) où le mot « culture » veut insister sur la volonté de dispenser une formation durable et authentique. Si les connaissances inhérentes à cet enseignement sont clairement listées, ils insistent en effet sur les compétences à acquérir sans lesquelles l’enseignement serait stérile, fidèles sur ce point aux intentions de Jules Ferry dans sa célèbre lettre aux instituteurs : « ce n’est donc pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement ». A cet effet, dans leur version initiale, des exemples de pratiques de classe possibles étaient indiqués, qui visaient clairement à dissuader de l’usage de pédagogies purement descendantes et à favoriser chez les élèves l’expérience de la valeur des valeurs qu’on leur enseigne. Benoit Falaize analyse et illustre le lien entre les compétences visées et les pratiques pédagogiques qui permettent de les acquérir (débat, dilemme moral, pratique des « messages clairs »,…). Il montre comment elles ne sont pas sans rapport avec ce que, de Rousseau à Freinet, en passant par les différentes figures qui les ont promues, on a appelé les pédagogies actives. Il accorde un examen particulier à la façon dont, depuis Jules Ferry et son Directeur de l’Enseignement primaire, Ferdinand Buisson jusqu’à aujourd’hui, une attention à l’engagement authentique des élèves, engagement intellectuel et pratique, mais où la dimension de la sensibilité est présente, a animé tout un courant de réflexion pédagogique, qu’on retrouve dans la conception de l’EMC. Cette dimension pratique n’a pas été explicitement abandonnée dans la nouvelle écriture des programmes (2018), mais elle n’a plus fait l’objet de mention particulière, ce que manifeste la disparition de la totalité des suggestions de pratiques pédagogiques.
L’auteur relève que les enseignants ont rencontré des difficultés à s’engager dans les pratiques appelées par l’EMC, sauf sur la question de la sensibilité, et ont eu tendance à reconduire, au mieux, celles de l’instruction civique, souvent réduite à l’exposition des institutions, comme l’a constaté un groupe de travail du Sénat ainsi que l’Inspection générale. Il l’explique par différents facteurs : une certaine méfiance inspirée par la référence à la morale, confondue avec une forme de conformisme social, pourtant aux antipodes de ce que les programmes désignaient par ce mot ; pour un grand nombre d’enseignants, un trop grand écart entre leurs pratiques pédagogiques et celles qu’appelait l’EMC ; un manque de formation et parfois de clarté relative aux valeurs et principes qu’il s’agit d’enseigner ; le fait que la question de la laïcité ait tendance à prendre le pas sur la réflexion concernant les autres valeurs et principes de la République – mais aussi, il faut le relever, un trop grand écart entre ces valeurs et ce que les élèves observent et vivent hors de l’École, voire parfois à l’intérieur de celle-ci…
Le grand mérite du livre est alors de se risquer à proposer de véritables analyses, dans leur dimension philosophique et juridique, d’abord de ce qu’on entend par valeur et principe, puis, plus précisément, de ces valeurs et principes de la République que sont la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité, la neutralité – sans ignorer la distance toujours possible entre l’idéal et la réalité, distance qui ne doit pas les décrédibiliser mais invite à s’engager pour qu’on n’ait pas simplement affaire à des slogans. Car, comme le rappelle Régis Debray, « la République est un combat de chaque jour » et elle meurt sans l’engagement des citoyens, engagement qui peut prendre diverses formes, garanties par le droit. Sont donc également analysés les liens entre république et démocratie, ainsi que ce que ces liens impliquent : liberté de conscience, de croyance, d’expression, égalité de tous devant la loi, refus des discriminations,… et désormais souci de l’environnement que nous léguerons aux générations futures.
Tel est le défi de l’EMC ainsi présenté : former les citoyens des décennies à venir, dans le contexte d’une démocratie fragilisée, en prenant en considération les données de la société contemporaine, avec ses tensions, ses tendances à l’individualisme, « la polyphonie de valeurs » privées qui l’anime, mais aussi les contradictions toujours possibles entre celles qu’elle affiche et les réalités qu’elle tolère. Ce défi, on l’a vu, appelle une pédagogie adaptée, consciente que les valeurs ne s’imposent ni par des démarches abstraites, si rigoureuses soient-elles, ni par un autoritarisme sans efficacité. Valeurs que les enseignants, eux d’abord évidemment, doivent incarner aux yeux de leurs élèves.
Michel Delattre
Benoît Falaize, « Enseigner l’EMC à l’école », Retz