Maitresse C. enseigne en maternelle depuis plus de 10 ans. Elle partage avec les lecteurs et lectrices du Café pédagogique les petits moments de son quotidien. Aujourd’hui, elle nous raconte sa petite élève qui a du mal à parler et qu’il faut envoyer chez un orthophoniste. Une histoire banale, le quotidien d’un professeur des écoles. Mais Maîtresse C, avec beaucoup d’humanité, raconte l’exercice avec ses mots. Et même si elle sait que « l’école tiendra difficilement ses promesses d’intégration » car « c’est écrit, c’est inscrit », elle lutte au quotidien pour tous ses élèves.
Son prénom évoque un comportement addictif, pas la douceur de l’enfance, si tentée qu’elle existe.
Elle rentre dans la classe, petite souris aux grands yeux.
Le jour de la rentrée elle pleurait. Mais, petite souris habituée à ne pas se faire remarquer, elle pleurait en silence comme un chagrin sourd qu’on ne pourrait entendre.
Elle observe, regarde autour d’elle. Elle semble parfois perdue dans ses pensées. Je ne sais pas ce qu’elle capte de nos histoires. Sans doute prend-elle tout cela pour des racontars.
Elle hésite à chaque fois qu’on lui pose une question. Elle doute, elle tergiverse. Elle se questionne, elle tourne autour de la tâche. Elle préfère ne pas prendre part à la tâche, au débat.
On risquerait de se tromper, de se perdre, on prendrait le risque d’y croire. Elle s’abstient alors, préférant l’absence à la prise de risques.
Est-ce un choix, rien n’est moins certain… C’est peut-être une posture, histoire de se protéger, histoire de ne pas être tentée de répondre. Se tromper est-il si redoutable ? Que s’est-il passé dans sa courte vie pour qu’elle craigne autant l’échec ?
A moins que tout simplement elle ne sente pas suffisamment vivante pour essayer ? Peut-être pense-t-elle qu’elle n’est pas suffisamment qualifiée pour émettre une hypothèse et préfère laisser aux autres sa place.
On la sollicite, histoire de lui rappeler qu’elle est là, c’est surtout à elle-même qu’il faut lui rappeler.
Alors quand les cieux sont cléments, que les autres enfants sont attentifs, elle se jette du haut de la grande piste de ski.
Elle le fait à sa façon, sans éclat mais elle l’accomplit quoi qu’il en soit.
Et de son timbre incertain, surpris lui-même par sa propre tonalité, elle s’aventure sur le chemin de la parole. Pour un peu, elle tournerait la tête pour voir qui a parlé.
Ses mots sont rares, ils (en) sont d’autant plus précieux.
Elle vient discuter plus facilement avec moi, à la récréation. Et je prends chacun des mots qu’elle me dit comme autant de perles d’un collier que nous tissons elle et moi.
Il a fallu qu’on apprenne à se connaître, qu’on se fasse un peu confiance, qu’on commence par se tutoyer.
Sa mère vient me parler, un matin d’automne. J’apprécie sa manière de dire bonjour, un rien cérémonieuse, considérant ce moment-là important. Elle prend le temps cette maman de discuter les rares matins où elle vient accompagner sa dernière fille à l’école. Les autres matins ? Elle appartient aux damnés de la terre, aux invisibles, ceux qu’on ne salue pas, ceux qu’on oublie sans même les nommer. Elle commence très tôt, trop tôt le matin pour être présente et finit à des heures pas permises.
Je lui rappelle les obligations scolaires, l’assiduité en fait partie. Elle me signale qu’hier sa fille était absente car elle ne se sentait pas bien. Je fais la sourde oreille et lui dis qu’hier, c’était une leçon fort importante, notamment sur le langage.
Et elle de me répondre, tout de go : mais elle parle bien maintenant ! Dont acte!
Je ne peux m’empêcher de m’étonner.
Selon mes critères de maitresse, elle ne parle pas suffisamment.
La famille porte un tout autre regard….
Je finis par avouer mes craintes à cette maman. Si certes, cette petite a progressé en langage, il n’en demeure pas moins vrai qu’elle ne parle pas suffisamment, ni de manière audible, et qu’il faut selon moi un suivi orthophonique.
Je parviens à lui en parler un matin des possibles, quand on sent bien que ce n’est pas un de ces grands matins de l’histoire mais que pour autant c’est une journée un peu plus glorieuse que les autres, où l’on se sent un peu plus courageux, un peu plus humain peut être.
Il lui faudrait une consultation orthophonique à votre fille.
Elle me répond tout de go qu’elle n’est pas folle, qu’elle va bien.
Je ne l’ai pas vue venir celle-là. J’aurai pu m’y attendre, je devais m’y attendre. J’ai fait l’impasse, confiante que je suis comme aux jours de mousson quand le blé est trop mur et qu’on sent bien que septembre va prendre son temps.
Je réagis rapidement, assure qu’elle n’est pas folle, que ça va l’aider, c’est juste l’articulation.
Elle finit par abdiquer la maman, sans qu’à vrai dire, je ne sache trop bien pour quelles raisons. J’ai fini par considérer que c’était pour que je lui fiche la paix. On ne peut pas souhaiter une belle journée à quelqu’un et deux minutes plus tard le renvoyer comme un mal propre.
On finit par conclure que je verrai ça avec le papa, qu’il parle mieux français qu’elle.
Je le croise à la sortie de l’école une fois par semaine le papa, il s’agit de ne pas le louper. Il est grand, voire très grand, impressionnant même et quand je vois ma petite élève s’élancer vers lui et se blottir au creux de son cou comme un chaton, mon cœur sourit. Si on savait y être attentif, on verrait l’aube se lever et éclore le monde. Le papa sourit, tout en retenue, tout en flegme, un peu gêné de cette démonstration d’affection en public.
L’un et l’autre, lui et moi, on ne sait pas trop comment s’y prendre, comment se parler. Il attend, à côté de moi, debout, trop grand, forcément trop grand. Il attend que je lui parle, gêné comme à la messe quand on attend que la quête passe et qu’on a oublié la pièce et qu’on voudrait tant passer à la minute suivante.
Je lui dis que sa fille va bien, il me lance un beau sourire en retour et l’espace d’une seconde, je me dis que ces évaluations de niveau de français et de fluence du langage ne sont que vanité, comparées à l’essentiel, le regard tendre d’un père sur sa fille.
Non, pardon, je m’égare… Je reprends ma casquette de maîtresse et lui assène mon joli discours, ferme et bienveillant, pour le bien-être de l’humanité.
Ce père mériterait d’être un bon élève, il objecte un peu, pour la forme et obtempère rapidement en me disant qu’il fera au mieux pour sa fille.
Et que oui, il va prendre un rendez-vous chez l’orthophoniste.
Basta ! On sait très bien, lui et moi, que l’école tiendra difficilement ses promesses d’intégration pour sa fille. C’est écrit, c’est inscrit. Son parcours scolaire va être chahuté tant les habitus indispensables risquent de briller par leur absence.
Il nous reste à les nommer clairement, à les identifier !
Maitresse C.