Amener des élèves de 3ème à interviewer des personnes âgées sur les lectures et le quotidien qui étaient les leurs à l’âge de 14 ans. Les inviter ensuite à retranscrire ces interviews pour travailler sur la grammaire du français parlé et se faire « gardiens du code ». Tel est le beau projet mené par Laïla Methnani à Faverges en Haute-Savoie. Avec des ambitions fortes : faire « l’expérience de la remémoration pour comprendre le travail de l’autobiographie », « amener le réel de la langue dans la classe », « ouvrir ma classe et mes élèves à l’altérité, à la rencontre des différences ». Pour que le français vive à l’Ecole, faut-il aller l’étudier dans la vie ?
Il est rare d’amener des collégiens et collégiennes à rencontrer des personnes âgées : qu’est-ce qui a motivé, suscité le désir d’une rencontre intergénérationnelle ?
J’aime débuter l’année de 3ème par une séquence sur l’autobiographie intitulée « Qui suis-je dans ce monde ? » : une séquence dans laquelle l’élève est amené à réfléchir sur son identité, la vision qu’il a de lui-même et celle que les autres peuvent lui renvoyer. L’autre joue le rôle du miroir, du reflet qui participe à la construction de soi. Ce travail de remémoration partagé, je le propose souvent en atelier d’écriture m’inspirant du travail d’Annie Rouxel sur l’autobiographie du lecteur. L’écriture permet à chaque élève d’oser dire le lecteur en construction qu’il est tout en éprouvant les blancs de la mémoire. Comme l’écrit George Pérec dans W ou le souvenir d’enfance : « […]les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien ne les entérine. Nulle chronologie sinon celle que j’ai, au fil du temps, arbitrairement reconstituée. […] Il n’y avait ni commencement ni fin. Il n’y avait plus de passé, et pendant très longtemps il n’y eut pas non plus d’avenir[…]. » Si pour Pérec, la disparition de sa mère explique ses absences mémorielles, qu’en est-il pour des personnes âgées voir très âgées ? Comment la langue, le français parlé, va-t-il chercher à combler les blancs de la mémoire ? En quoi l’effort de se souvenir impacte-t-il la langue ? Comment la fiction va-t-elle rafistoler le réel pour donner une vie aux souvenirs ressuscités pêle-mêle ? Quelle part le locuteur laisse-t-il aux silences ? L’expérience de la remémoration m’a semblée primordiale pour comprendre le travail de l’autobiographe. Le choix de la rencontre intergénérationnelle s’est alors imposée d’autant que je souhaitais ouvrir ma classe et mes élèves à l’altérité, à la rencontre des différences.
Comment avez-vous préparé et mené cette rencontre ?
En juin 2022, j’ai pris contact avec une ancienne voisine, institutrice à la retraite, qui a fait jouer son réseau pour me permettre de constituer le groupe des retraités « lecteurs ». En septembre 2022, j’ai pris rendez-vous avec le club des « Cœurs Joyeux » de Faverges : il a fallu présenter le projet en aidant ces personnes à me faire confiance. Beaucoup d’entre elles expliquent ne pas comprendre ces jeunes « qui se tiennent mal dans le bus », qui « parlent mal ».
Les deux classes de 3ème ont donc travaillé chacune avec un groupe de retraités différent. Une classe dite « classe libraire » a travaillé avec des jeunes retraités dynamiques, engagés dans la vie locale pour des interviews sur les lecteurs qu’ils étaient à leurs 14 ans. Cette classe a proposé une interview orale à la manière du dispositif modélisé par Annie Rouxel sur l’autobiographie du lecteur. L’autre classe a rencontré le groupe de femmes du club des retraités « Les coeurs joyeux » de Faverges-Seythenex qui ont accepté de revenir sur le quotidien de leurs 14 printemps. Etant âgées de 73 ans à 93 ans, de nombreux souvenirs sont marqués par la seconde guerre mondiale et l’occupation nazie sur notre territoire haut-savoyard.
Concernant mes élèves, âgés de 14 ans, ils sont aussi solides que fragiles, tout est noir ou blanc, y compris le regard qu’ils portent sur les autres. Il a fallu leur expliquer qu’ils avaient un rôle à jouer dans la rencontre : rassurer les personnes âgées, montrer de l’intérêt, des qualités d’écoute et d’empathie. Tous se sont montrés emballés : j’ai pu constituer des groupes de 5 à 6 élèves pour un retraité. Les élèves ont travaillé sur le genre oral de l’interview et ont pu préparer les questions à poser à l’interviewé ainsi que les questions de relance à envisager.
A la lumière de l’expérience, quels vous semblent les intérêts d’une telle rencontre pour les différentes générations ?
Du côté des élèves, ils ont été très touchés que des personnes âgées leur parlent de leur 14 ans. Les imaginer à leur âge a pu permettre de rapprocher les générations. Les retraités, bien sûr ont insisté sur la bonne conduite des élèves lors des rencontres, mais surtout, ils ont apprécié l’écoute et l’intérêt que des jeunes gens pouvaient leur porter.
Me concernant, outre la dimension touchante de l’événement, j’ai pu amener le réel de la langue dans la classe : ce français parlé qui sera au coeur du travail conduit par les élèves dans le projet. Il s’agit de percevoir les blancs de la mémoire et les mécanismes du souvenir dans la langue orale : la mémoire embuée, une expression du temps impactée.
Il est rare aussi de travailler sur la grammaire de l’oral : pourquoi ce choix ?
Les compétences rédactionnelles des élèves sont régulièrement travaillées dans le cours de français. Il s’agit de donner du vocabulaire, d’ aider les apprenants à appréhender la syntaxe de l’écrit au quotidien. Ils entendent souvent ce type de phrase : « Tu ne peux pas écrire comme tu parles. » Mais a-t-on déjà au cours de leur scolarité sensibilisés les élèves à la syntaxe de l’oral ? Comment s’approprier la grammaire de l’écrit quand on ignore le fonctionnement du français parlé ? Avant d’écrire, la langue s’acquiert à l’oral qu’il s’agisse du lexique ou de la syntaxe. Est-il possible de s’appuyer sur une meilleure connaissance du français parlé pour développer les compétences rédactionnelles à l’école ?
Le projet « Je me souviens… » permet aux élèves de repérer ce qui relève des normes de l’oral dans une interview et de faire évoluer les représentations des élèves sur la langue française pour les aider à quitter la posture du « écrire comme tu parles« . Il s’agit aussi d’affirmer la réalité légitime, effective et certainement efficiente du français parlé dans l’enseignement de la langue. La grammaire écrite ne peut s’imposer comme un calque pour le français parlé comme le montre les travaux de Claire-Blanche Benveniste. Accepter et enseigner les mécanismes du français parlé en tant que normes de l’oral pourrait permettre de renforcer l’apprentissage des compétences rédactionnelles. Pour le professeur de lettres s’affirme un enjeu didactique comme éthique : ne pas mettre en concurrence écrit et oral mais adopter un autre regard sur la langue en général et les faits de variation.
Comment avez-vous amené les élèves à saisir les particularités du français parlé ?
Dans l’usage de la conversation, la langue parlée laisse voir les étapes de sa confection : des allers retours sur l’axe syntagmatique permettent d’insérer des corrections, des incidentes, des variantes, des entassements d’éléments paradigmatiques (qui découlent de ces allers retours sur l’axe des syntagmes bien souvent), usage massif d’incidentes où le locuteur commente le mot qu’il utilise, partage des impressions, etc. Le locuteur semble mener de front plusieurs énoncés qui s’entrecroisent. La structure est polyphonique car en parlant, chacun cherche ses mots, en énumère plusieurs avant de trouver le bon. En comprenant la structure du français parlé, on en vient à mieux comprendre la nature de certaines infractions : certaines « fautes » n’en sont pas à l’oral, même si ce sont des erreurs à l’écrit. Pour autant, tout n’est pas permis, il y a des infractions, et en particulier de celles qui classent ou déclassent : elles agissent comme des marqueurs sociaux, générationnels, géographiques.
J’ai proposé aux élèves une séance d’initiation au français parlé à partir de l’analyse d’un verbatim. La question posée était : comment représenter visuellement les « mécanismes » de la parole ? La progression de la pensée ? Les consignes demandaient aux élèves de placer des barres obliques à chaque « tournant » de la pensée. Qu’observez-vous sur la formulation de cette pensée ? Cette pensée orale fonctionne-t-elle de façon linéaire ? Spiralaire ? Hachée ? Pourquoi ? Quelles hypothèses pouvez-vous faire pour expliquer le fonctionnement du français parlé ?
Après cette phase d’observation, chaque groupe produit une affiche sur un format A3 en reprenant les morceaux du verbatim pour les représenter sur l’espace de la feuille. L’objectif est de montrer comment fonctionne la pensée du locuteur à quelqu’un qui n’a pas lu le « verbatim ». Ce jeu de retour à la ligne (axe syntagmatique) par opposition à l’axe paradigmatique met en en évidence le caractère non linéaire de la langue orale. Cette entrée permet d’émettre des hypothèses comparatives sur le français parlé et le français écrit.
Les élèves ont conduit un minutieux travail de transcription des interviews recueillies : quelles ont été les étapes et outils de ce travail ?
Après la rencontre, chaque groupe d’élèves dispose d’un fichier MP3, l’interview de la personne retraitée constitue le corpus sur lequel ils vont travailler. S’ouvre ensuite une séance de 2 H intitulée « La fourmilière du langage ». La classe s’installe en salle informatique : chaque élève occupe un poste de travail ( ordinateur ou tablette). Les consignes sont adressées pour chaque groupe sur Pronote. Dans chaque groupe, un élève (élève n°1) écoute l’enregistrement audio présent sur l’Ipad et le dit à voix haute à un camarade (élève n°2) qui le prononce dans le micro afin que le texte apparaisse sur l’application speechnotes.co. Ensuite, régulièrement, un copier-coller du contenu retranscrit sur speechnotes.co permettra de passer d’un oral à un verbatim que les élèves devront travailler pour qu’il réponde aux normes rédactionnelles de l’écrit. Le texte est collé sur une feuille d’édition collaborative de la digitale: le professeur a généré un feuille digidoc pour chaque groupe. Installés sur un poste informatique, les élèves n°3 et n°4 du groupe sont chargés de corriger le texte transcrit pour qu’il réponde aux normes de l’écrit. Cela implique pour les élèves de procéder aussi à des choix de ponctuation, de répéter ou non un terme, de se montrer vigilant sur la bonne cohérence textuelle de la production. Chaque élève passe d’une mission à une autre afin de vivre toutes les étapes du travail.
La séance suivante d’une durée de 2H est dite de remédiation : elle demande aux élèves d’être les garants du code (2h). Comme l’indique Pilorgé en 2010 sur les postures du correcteur, la posture la plus saillante chez le professeur est d’être le gardien du code or c’est dans cette posture que nous voulons installer tous les élèves pour que l’enseignant puisse investir davantage les 4 autres postures du correcteur décrites par Pilorgé. Le correcteur d’orthographe en ligne Bonpatron, s’il n’est pas aussi puissant qu’Antidote (payant), présente l’intérêt d’obliger les élèves à se questionner sur la langue. Son usage s’est avéré pertinent au moment d’imprimer les productions des élèves car la correction du code s’est trouvée réduite pour le professeur. J’ai pu me concentrer davantage sur l’activité de révision en lien avec le respect de la cohérence textuelle.
Pour finir, chaque groupe a découvert l’outil numérique Voyant tools dans un usage modeste mais intéressant : la création d’un nuage de mots. La production écrite aboutie est collée dans l’éditeur de Voyant tools. Une fois le texte révélé, les élèves ont choisi une granularité comprise entre 45 et 65 mots pour le nuage de mots de leur interwiew. L’intérêt premier de l’activité réside dans l’observation des mots les plus utilisés. Si on observe que des termes comme « et », « puis » ou des onomatopées « euh » sont très présents, on en conclut que le passage du français parlé au français écrit n’a pas été efficace.
Au final, quels profits les élèves vous semblent-ils avoir tirés de ce travail coopératif sur la langue ? Et vous, dans votre pratique de professeur de Lettres ?
L’expérimentation a été une réussite sur plusieurs points : les élèves ont pris conscience de la coexistence « normée » du français parlé et du français écrit. A pu émerger la question de l’acceptabilité de la langue que ce soit à l’écrit ou à l’oral ; la réalité de ses variations en fonction du contexte et des usages du langage qu’en font les locuteurs / scripteurs. L’usage d’un correcteur orthographique a aussi constitué une plus-value. Les élèves ont apprécié la collaboration rédactionnelle en ligne qu’ils pourront réinvestir dans tout projet d’écriture collaborative. Les échanges lors des différentes phases de correction et de révision ont été riches : certains s’agaçaient du manque de clarté du locuteur ; ce qui ne les avait pas du tout dérangés lors de la rencontre avec le retraité en décembre.
Si je choisis de reproposer une expérimentation similaire cette année, j’axerai le travail sur la ponctuation. Les élèves ont des difficultés à la maitriser, à associer les silences ou les pauses de l’orateur avec la ponctuation à l’écrit dont ils méconnaissent les usages.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Séquence « Qui suis-je dans ce monde ? »
Atelier d’écriture sur le sujet lecteur
Correcteur d’orthographe en ligne Bonpatron
Laïla Methnani dans Le Café pédagogique