Lors de son passage dans l’émission C Dans l’air, Gabriel Attal a donné l’exemple des ateliers philo pour « enseigner » l’empathie. Une sortie qui n’a pas été du goût de la chercheuse Edwige Chirouter, professeure des Universités et Titulaire de la Chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ». « La philosophie avec les enfants ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt de la casse de l’Éducation Nationale » nous dit-elle. La chercheuse répond aux questions du Café pédagogique.
Qu’est-ce qu’un atelier philo?
Une pratique qui vise à démocratiser l’accès à la philosophie dès le plus jeune âge, discipline qui n’est enseignée qu’en Terminale des lycées généraux et technologiques mais pas professionnels. Très peu de gens finalement ont accès à la philosophie et bien sûr malheureusement ce sont les enfants des classes les plus défavorisées qui en sont le plus exclus. Les recherches et expérimentations sur la pratique de la philosophie avec les enfants se développent pourtant partout dans le monde depuis plus de 50 ans. Des dispositifs ont été inventés, expérimentés et analysés. Ils consistent essentiellement en des ateliers de réflexion et de discussion entre les élèves étayés rigoureusement par l’enseignant ou l’enseignante. A partir d’une question – qui peut être soulevée grâce à la lecture d’une histoire ou d’un extrait de film – les enfants sont invités à proposer, discuter et à juger de la validité des différentes propositions. Ce ne sont pas à proprement parler des ateliers de langage mais des ateliers de pensée – on peut parler sans penser, mais aussi l’inverse… Les enfants y construisent donc patiemment des habiletés de pensée qui contribuent à une citoyenneté éclairée : l’esprit critique, la pensée complexe, l’ouverture d’esprit. Ces ateliers sont aussi des moments importants pour transmettre du vocabulaire, permettre aux élèves de s’approprier des distinctions conceptuelles – le légal et le légitime par exemple, ou la transmission d’éléments de culture – historique, artistique, scientifique. J’aime à dire qu’ils sont des « oasis de pensée » où on peut faire pause collectivement face à l’accélération et l’urgence du monde pour prendre du temps et de la distance et réfléchir, discuter, sereinement des grandes questions humaines – la justice, la liberté, le bonheur, la vérité, l’amour, etc.
Est-ce une modalité possible pour les cours d’empathie, comme l’a expliqué le ministre vendredi ?
Le problème c’est que c’est totalement contradictoire avec les réformes actuelles. La philosophie avec les enfants repose sur une éthique de reconnaissance et une visée émancipatrice. Cette pratique – comme l’a montré de nombreuses recherches – peut vraiment être un levier pour forger un climat plus bienveillant et le dialogue interculturel. Mais quand on casse le service public, qu’on méprise les enseignant.es, qu’on déploie une politique ultralibérale et autoritaire, et qu’on prétend dans le même temps donner des « cours d’empathie », et « éveiller la pensée », ça n’a pas de sens et ça peut même être vécu comme une provocation. Si les ateliers de philosophie peuvent être un levier pour apprendre aux enfants à coopérer intellectuellement et découvrir l’altérité, ils ne peuvent avoir de sens et d’effets véritables que dans un écosystème global qui valorise au quotidien la reconnaissance et l’émancipation. Or, toutes les annonces du ministre vont dans le sens contraire : vouloir créer des classes de niveaux, supprimer des postes, recruter en job dating, faire des clins d’œil à l’électorat le plus réactionnaire, fustiger le « pédagogisme », prôner les uniformes, brandir les « fondamentaux » et « l’autorité », demander aux enseignant.es de se former pendant leurs vacances, etc. Tout cela ne crée pas les conditions d’une école véritablement émancipatrice, fraternelle et égalitaire. C’est un euphémisme.
En quoi est ce « dangereux » de faire un tel amalgame ?
C’est faire croire au grand public qu’une méthode pédagogique – quelle qu’elle soit – pourrait palier à l’injustice sociale et la destruction du service public. Aucune pratique pédagogique qui valorise la coopération – comme aussi le chant, les arts ou le sport – ne peut avoir à elle seule de véritables effets dans un système profondément injuste. Cela ne veut pas dire évidemment qu’il faille renoncer à mettre en place des pratiques coopératives et innovantes ! Des milliers d’enseignants et enseignantes pratiquent déjà les ateliers philo en ayant à cœur d’outiller intellectuellement leurs élèves et de faire vivre au quotidien dans leur classe les valeurs de coopération et l’exigence de pensée. J’œuvre tous les jours dans mon travail de chercheure pour soutenir des équipes – comme à Albert Camus à Sarcelles ou la Cité éducative de Creil – qui ont comme projet la philosophie au cœur de leurs écoles. Ce que je dénonce ici c’est l’instrumentalisation actuelle de cette pratique par le gouvernement pour la faire passer comme une pommade dans le fracas des reformes néfastes et rétrogrades. En plus elle nécessite une vraie formation pour les enseignants et enseignantes et justement on supprime tous les moyens de la formation continue et on navigue à vue pour l’avenir de la formation initiale !
Ce qu’il faut comprendre c’est que le contexte politique de déploiement des pratiques pédagogiques – comme les ateliers de philosophie avec les enfants – change tout. Ce n’est pas du tout la même chose quand : des pédagogies émancipatrices et coopératives sont soutenues de façon cohérente dans une politique globale pour rendre la société et l’école plus juste et égalitaire – ce que j’appelle de mes vœux ! Ou quand elles sont des espaces de résistance à la casse de l’institution – ce qu’elles sont aujourd’hui. Ou quand elles sont instrumentalisées comme des gadgets dans une politique globale méprisante et injuste – comme ça risque malheureusement d’être le cas.
Mais alors comment éduquer à l’empathie ?
C’est toute une refondation de l’école comme service public d’éducation laïque et gratuit qui peut contribuer à restaurer une institution qui soit véritablement une oasis de pensée, de reconnaissance et d’émancipation pour toutes et tous. L’école ne sera juste, égalitaire et fraternelle que dans une société juste, égalitaire et fraternelle. Les décisions politiques doivent redonner à l’école les moyens d’être ce lieu où enseignant.es et élèves se sentent reconnus et soutenus. Cela passe par des moyens financiers considérables qui rattrapent le temps perdu en ce qui concerne notamment le salaire des enseignants et enseignantes pour reconnaitre ce métier à sa juste valeur sociale – inutile de rappeler les chiffres, les équipements des établissements pour que les architectures soit accueillantes et dignes partout, le temps donné aux équipes pour se former collectivement sur le temps de travail, le recrutement massif pour dédoubler les classes, l’écoute et le respect des corps intermédiaires qui savent de quoi ils parlent dans leurs revendications légitimes. Seul un changement profond de politique et de paradigme peut rendre l’école vraiment philosophique…
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda