« C’est une mission de l’école de produire un enseignement qui convienne à tous les élèves ». Professeure d’histoire-géographie au lycée J Zay d’Aulnay-sous-Bois (93), Manel Ben Boubaker a participé à l’ouvrage « Entrer en pédagogie antiraciste » (Shed éditeur). Elle nous explique pourquoi un enseignement décolonial et quelles pratiques pédagogiques spécifiques mettre en place.
Voilà un livre qui vient de loin. Novembre 2017 JM Blanquer porte plainte contre Sud Education 93 suite à un stage antiraciste. Si les différentes plaintes du ministre de l’Education nationale n’aboutissent pas, cela amène le syndicat à expliciter sa réflexion. Et finalement cela donne naissance à un livre « Entrer en pédagogie antiraciste. D’une lutte syndicale à des pratiques émancipatrices » publié chez SHED. L’ouvrage réunit des analyses sociologiques (F Dhume, U Palheta par exemple) et des témoignages d’enseignants. Manel Ben Boubaker présente dans l’ouvrage sa démarche pédagogique en classe et en atelier. Elle s’en explique dans cet entretien.
Pourquoi faut-il donner des clefs d’analyse décoloniale aux élèves ? Est-ce la mission de l’Ecole ?
Je me suis retrouvé face à un hiatus en devenant professeure d’histoire-géographie. Je suis non-blanche et en université je me suis spécialisée dans la décolonisation. Puis je me suis retrouvée face à des élèves non blancs qui me demandaient pourquoi ils sont absents des manuels scolaires. Il m’a semblé que c’est une mission de l’école de produire un enseignement qui convienne à tous les élèves, y compris non blancs. J’estime qu’il serait normal que nos histoires apparaissent aussi dans les programmes scolaires. C’est en partant de cette rencontre avec mes élèves que je me suis engagée dans une réflexion didactique sur ces questions.
Mais est-ce normal de regarder ses élèves comme des « blancs » ou des « non blancs »?
Quand on est professeure et attachée aux questions de domination, quand on regarde ses élèves filles on sait qu’elles vont avoir tendance à être plus timides, à faire plus de tâches de soin dans la classe. Du coup on essaie de réguler ses pratiques pédagogiques en fonction de cela. C’est le même raisonnement pour les élèves à capital scolaire important. Si je suis attentive aux rapports de domination, je ne peux pas être aveugle à la race sociale des élèves. Je sais que ce n’est pas pareil d’être blanc ou non-blanc dans l’école. C’est d’ailleurs mon expérience personnelle de l’école qui me le dit. Quand cette question arrive en classe je ne veux pas faire comme si cela n’existait pas.
« Repenser le rapport entre colonialité et production des savoirs », que voulez-vous dire ?
Beaucoup d’historiens réfléchissent à la production des savoirs en histoire et en géographie. Il y a des mouvements épistémologiques, comme les postcolonial studies ou les cultural studies, qui posent la question de la neutralité du savoir. C’est cela que j’interroge dans la construction scolaire. Elle n’est pas neutre mais occidentalo-centrée. L’écriture de l’histoire aujourd’hui se fait dans les pays du Nord pas dans ceux du Sud. C’est aussi la question des savoirs visibles et invisibles. Certains récits historiques sont racontés massivement en histoire d’autres pas.
Quelle pédagogie particulière mettez vous en place ?
Je propose dans le livre des pistes de travail. Par exemple en première ou en terminale sur la colonisation ou la décolonisation je vais travailler plutôt en pédagogie Freinet. Je mets en place des exposés libres et les élèves choisissent un pays sur lequel ils travaillent. Je leur montre l’intéret de travailler aussi sur des pays d’Amérique latine ou d’Asie, moins évidents que le Maroc ou le Mali. Ou encore de travailler sur les DOM TOM. A partir de ces exposés je peux traiter la question dans sa globalité. Je vais aussi avec eux travailler à un glossaire décolonial en montrant que selon le point de vue où on se place le même événement peut avoir un nom différent. En géographie je vais plutôt travailler sur d’autres types de cartes. Le livre en donne de bons exemples.
Vous imaginez aussi des sorties décoloniales en ville. De quoi s’agit-il ?
Cela se fait dans le cadre d’un club Egalité monté avec une collègue de SES. Nous réalisons une journée d’arpentage de l’espace public autour de ces questions. Par exemple une visite du Musée de l’immigration avec ses fresques, les bâtiments de l’exposition coloniale restant dans le bois de Vincennes. On peut faire de l’histoire décoloniale dans toutes les villes. Il suffit juste de regarder son environnement.
Comment un tel club est-il vu dans votre établissement ?
Il y a une volonté de travailler sur l’égalité dans les établissements scolaires. Le club rend plus visibles les journées du 8 mars, du 25 novembre ou du 17 mai. On respecte le cadre légal et on est soutenu dans ce travail. Mais on peut avoir des oppositions d’élèves ou de collègues qui trouvent que cela va trop loin. Cela a été le cas par exemple à propos des élèves trans.
Vous êtes aussi syndicaliste à Sud 93. La pédagogie antiraciste a été combattue par JM Blanquer. Où en est-on deux ministres plus tard ?
On est sortis vainqueurs des plaintes déposées par JM Blanquer , même si un appel court encore. Mais en termes de pédagogie antiraciste il n’y a pas eu de changement radical du discours politique. Il y a toujours une tendance à nous mettre dans la catégorie des personnes trop radicales , voir « islamo-gauchistes » alors qu’on essaie juste de poser un discours antiraciste dans une institution très importante pour les enfants.
Propos recueillis par François Jarraud
« Entrer en pédagogie antiraciste. D’une lutte syndicale à des pratiques émancipatrices », Sud Education 93, SHED, ISBN 978-2-9577498-4-3, 25€