Bruno Devauchelle revient sur le « lire », sur le débat médiatique qui oppose le livre et l’écran. Selon le chercheur spécialiste de la question du numérique en éducation, L’école « doit permettre d’aller à la rencontre de toutes les formes d’expression actuelles, compte-tenu de nos environnement techniques ».
Le débat sur la place du « lire » est régulièrement reposé dans les médias. Outre l’opposition écran/livre, c’est aussi celle école/famille qui est posée. Ce qui nous intéresse particulièrement, au-delà des débats trop souvent médiocres, c’est ce qui concerne le fond les métiers d’éducateur, de parent, d’enseignant. Le monde scolaire et le monde universitaire travaillent auprès de jeunes qui sont entrés dans un monde tel qu’il est et qu’ils n’ont pas choisi. C’est en particulier le cas des technologies disponibles qui ont transformé les manières de vivre, et qui témoignent en même temps d’une lente autodestruction et une fuite en avant que la réalité sociale et climatique (entre autres) nous invite à penser, dès les premiers moments de l’éducation et de l’enseignement (cf. les bandes dessinées proposées par Esther Duflo et Olivier Cheyenne).
Une écriture multiple ?
Lire sur papier, sur écran, sur un mur, nous avons le choix ! L’invention de l’écriture est le signe de l’émergence de la trace comme inscription dans le temps et dans l’espace de l’activité humaine, concrète ou abstraite. Lire a été précédé par dessiner comme on peut le voir dans les grottes comme celles de Lascaud, de Chauvet ou autres… Car l’image reproduite est le premier mode de représentation construit par l’homme probablement simultanément voire avant l’évolution des langages. Aujourd’hui, le débat se concentre sur l’activité de lecture (et d’écriture) car l’écrit s’est imposé comme structurant les rapports humains et la fabrication de la trace de ceux-ci. On peut le comprendre en étudiant, par exemple, les Ostraka égyptiens et ce qu’ils nous font savoir de l’activité sociale de l’époque. Car depuis bien longtemps l’écrit s’est imposé comme mode d’organisation et de domination dans la société, supplantant l’image et les représentations multiples sous forme imagées. On peut se rappeler ici la querelle qui a émergé lors de l’arrivée de la photographie qui a peu à peu modifié la place de la peinture et les manières de représenter le réel…
L’école, temple de l’écrit ?
À l’école, l’écrit est prédominant et s’accompagne du lire. Le duo lire écrire est la base de toute réussite scolaire. L’écrit qui a été longtemps la possession des dirigeants, des castes de pouvoir, est devenue progressivement le sésame de la socialisation. L’écrit et pas forcément le livre qui n’est qu’une des formes de l’écrit. Dans les débats actuels, il est trop souvent fait l’économie de la distinction entre les multiples modes d’expression humains et l’école en est l’otage involontaire. L’arrivée d’Internet a rendu accessibles des quantités immenses de documents écrits, souvent inaccessibles auparavant. Rapidement, l’écriture est devenue possible pour tous mais très vite rattrapée par l’image, fixe ou animée (vidéo). On est passé d’une consommation à un potentiel d’action expressive nouvelle. Et la population ne s’en est pas laissé compter, prompte qu’elle a été d’utiliser ces moyens : le smartphone et les réseaux variés et multimédias en sont la preuve. Réconciliation entre l’image et l’écrit, chacun est désormais confronté à ce vaste espace de sensations qu’il doit s’approprier d’une manière ou d’une autre.
Confrontation des pratiques et des moyens pour accéder au sens
Et c’est là que l’école est interrogée. Alors que d’aucuns d’entre nous parlent de la qualité de la lecture des livres, les éducateurs sont confrontés à d’autres pratiques sociales fondées sur les technologies. Il est médiatiquement facile d’opposer le livre et l’écran, tant cela est simplificateur. Surtout lorsqu’il s’agit de parler d’éduquer les jeunes, sujet sensible et affectivement marqué du fait de nouvelles formes de parentalités (cf. le débat sur l’éducation positive) et de la compétition sociale : quels sont les privilèges des uns et comment y accéder ? (cf. Le fameux ascenseur social) Que ce soit face aux livres, aux journaux, aux écrits de toutes sortes, la question première est celle d’accéder, le plus librement possible, au sens et à ce que l’on peut en faire personnellement (la connaissance). Quels que soient les supports, l’éducation, scolaire en particulier, doit permettre d’accéder au processus d’appropriation du sens. Malheureusement, un certain cynisme caché de la part des classes dominantes encourage au contraire à la mise sous tutelle culturelle et sociale de la population, la plus fragile en particulier. Il suffit d’analyser les messages des publicitaires et autres communicants pour comprendre comment la volonté de manipulation des esprits se cache dans le quotidien.
Une école de tous les écrits, multimodaux, multimédias
Oui l’école doit permettre d’accéder à la lecture, mais aussi à l’écriture. Mais elle doit aussi permettre d’aller à la rencontre de toutes les formes d’expression actuelles, compte tenu de nos environnements techniques. Cela doit se faire sans naïveté et avec discernement, c’est-à-dire en ayant soin de proposer aux jeunes, et aussi à leurs parents, les moyens de s’y retrouver. L’école, là aussi, ne doit pas jouer le jeu du « à part du monde », mais plutôt de la « bonne distance ». Donner « en-vie » est au coeur du processus qui doit guider l’enseignant. Ce rapport aux documents doit s’inscrire dans une dynamique de curiosité à mettre au coeur de tout apprentissage. « Aller à la rencontre de » doit se substituer à « acquérir des savoirs » comme ligne directrice, car c’est de cette rencontre que peut émerger la connaissance. Le problème du livre, comme nombre d’écrits et de documents de flux, c’est sa très faible interactivité initiale. Seul le lecteur peut entrer en dialogue avec l’écrit, mais celui-ci ne répond pas au-delà de ce qu’il est. Alors que la population est désormais entrée dans l’ère post-médiatique qui est fondée sur la multiplication des interactions, il est certes urgent de « ralentir », pour faire écho au travail d’Hartmut Rosa, mais ce même auteur nous invite à aller vers la résonance comme principe pédagogique. D’ailleurs certains enseignants et éducateurs s’en sont déjà emparé.
L’école est appelée à reconsidérer l’ensemble de son mode d’action face à l’évolution des « écrits de toutes sortes » et des interactions multiples qui sont désormais possibles. Pourquoi l’omniprésence de la prise de photo via le smartphone est-elle devenue un mode de captation de la trace individuelle. Parce que cela permet une forme d’écriture qui rejoint celle de l’ère qui a précédé celle de l’écrit. Chacun peut s’interroger sur son rapport à la manière de faire trace, de partager la trace, et plus largement de transmettre (au sens de « faire passer »). L’émergence de nouvelles formes de transmissions portées par des individus augmentés par la technologie ne peut laisser l’école de côté. Nombre d’enseignants ont compris cela qui développent l’usage de la prise de trace multimodale pour enrichir les formes des apprentissages. Outre que cela les enrichit, cela permet de donner accès à ce monde multimédiatique dans lequel les jeunes et les adultes se meuvent actuellement.
Médias-école, journalistes-éducateurs, il est temps d’avancer
Le monde médiatique, au moment d’une réflexion sur l’information (États généraux de l’information), tente de se situer comme garant de la qualité des écrits et autres contenus multimédias. Qu’il le veuille ou non, seule la légitimité de leurs productions pourra leur permettre d’accompagner une amélioration de l’information. Mais ce monde médiatique, peuplé entre autres de nombreux journalistes, est confronté au monde de l’interaction immédiate envahie par toutes sortes d’intérêts individuels, mercantiles ou politiques… Comme pour l’éducation, les médias sont appelés à se reconfigurer pour accompagner la population dans cet objectif de démocratisation véritable de l’information qui doit permettre à chacun de construire ses connaissances et non pas les subir sous l’autoritarisme des « sachants ». Il ne suffit pas d’une semaine de la presse et de l’information, pas plus que de « cours d’EMI » pour prendre en charge ces questions. Il est temps que les communautés d’éducation se situent clairement par rapport à ces problématiques qui, bien que pas nouvelles, sont régulièrement sur le devant de la scène…
Bruno Devauchelle