L’annonce de cours d’empathie pour lutter contre le harcèlement « énerve » Edwige Chirouter, Professeure des Universités et titulaire de la Chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ». Selon la chercheuse, pour éduquer à l’empathie, il faudrait que toute l’école soit « empathique » « en étant elle-même vraiment fraternelle, démocratique et égalitaire et pas en desservant des leçons plus ou moins gnangnan une demi-heure par semaine ». Et « l’école ne sera empathique que si elle est juste dans un monde juste ». Elle signe cette tribune pour le Café pédagogique.
Au même moment où sur le budget 2024 était voté la suppression de près de 2500 postes dans l’Éducation Nationale, Gabriel Attal annonçait la création de « cours d’empathie » pour lutter contre le harcèlement scolaire.
Cette annonce en énerve plus d’un.e et non sans raison.
L’école n’a pas besoin de cours d’empathie 30 minutes par semaine, elle a besoin de moyens pour fonctionner au quotidien à tous ses étages de façon fraternelle et égalitaire et être réellement à la hauteur de ses idéaux philosophiques et politiques : c’est-à-dire pour être un lieu d’émancipation et de reconnaissance pour toutes et tous.
Les enfants apprendront à prendre soin les uns des autres s’ils grandissent dans un environnement où ils se sentent reconnus et où ils vivent au quotidien de façon coopérative. C’est toute l’école qui doit être « empathique » en étant elle-même vraiment fraternelle, démocratique et égalitaire et pas en desservant des leçons plus ou moins gnangnan une demi-heure par semaine.
Les changements sont immenses tant la casse du service public s’est accélérée ces dernières années :
Quand les enfants de petites sections de maternelle commencent leur première expérience de la collectivité avec plus de 25 élèves par classe ce n’est pas empathique. C’est violent.
Quand les élèves découvrent que l’univers de l’orientation leur est bouché à cause de leur origine sociale, ce n’est pas empathique. C’est violent.
Quand les enfants des classes sociales les plus défavorisées manquent des centaines d’heures de cours par manque d’enseignant.es remplaçant.es, ce n’est pas empathique. C’est violent.
Quand les lycées professionnels sont les seuls à ne pas avoir de philosophie, ce n’est pas empathique. C’est violent.
Quand les jeunes se voient refuser la filière universitaire de leur rêve faute de places, faute d’argent, ce n’est pas empathique. C’est violent.
Quand les enseignant.es voient leur pouvoir d’achat s’effondrer et qu’on leur propose un « pacte » pour travailler plus, ce n’est pas empathique. C’est violent.
Quand les enseignant.es se voient refuser pendant des années leur mutation pour rejoindre leur région d’origine, ce n’est pas empathique. C’est violent.
Quand les enseignant.es apprennent que désormais ils devront se former pendant leurs vacances, ce n’est pas empathique. C’est violent.
Quand un ministre dit qu’il faut « revenir aux fondamentaux » alors que les enseignant.es ne les ont évidemment jamais oubliés, ce n’est empathique. C’est violent
Quand un président de la République dit qu’il faut en finir avec le « pédagogisme » alors que la pédagogie c’est le cœur de notre métier, ce n’est pas empathique. C’est violent.
Quand un ministre dit aux enseignant.es qu’ils vont donner des cours d’empathie alors qu’ils subissent le mépris, ce n’est pas empathique. C’est violent.
La violence qu’elle soit symbolique, institutionnelle ou physique ne rend jamais empathique.
L’école républicaine, laïque, gratuite et obligatoire est une des plus belles institutions du monde portée par les idéaux de la philosophie des Lumières et nous devons en être fiers. Mais l’école ne sera empathique que si elle est juste dans un monde juste. Les réformes politiques globales doivent lutter contre la précarité, la misère, l’injustice – car les enfants qui voient leurs parents subir des conditions sociales et économiques indignes se moqueront bien des leçons de morale et des cours d’empathie dont ils voient bien qu’ils ne correspondent en rien à leur réalité. A l’école elle-même, des pratiques pédagogiques coopératives exigeantes existent depuis plus de 100 ans, elles demandent de la vraie formation (pas pendant les vacances et pas en visio…), du temps de concertation pour les équipes éducatives.
Il faut un changement de paradigme pour que l’école soit juste, démocratique, égalitaire, qu’elle soit une oasis de pensée pour permettre à tous les enfants de se sentir reconnu.es en tant que personne, qu’ils puissent s’approprier véritablement les savoirs, la culture et les humanités, pour qu’ils puissent y construire de vrais habitus démocratiques, qu’ils puissent tous y grandir sereinement et forger leur émancipation intellectuelle.
Des « cours » d’empathie ? Une annonce stupide et violente.
Edwige Chirouter, professeure des Universités en philosophie de l’éducation (U. de Nantes).
Titulaire de la Chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ».