Pascal Clerc, géographe et spécialiste des questions de l’aménagement de l’espace, et Vanessa Desvages-Vasselin, Émilie Dubois et Laurent Lescouarch, spécialistes des pédagogies alternatives et des questions d’apprentissages, s’interrogent sur les orientations scientifiques du CSEN telles qu’elles sont diffusées dans une note de janvier 2023. Selon les quatre chercheurs et chercheuses, le CSEN y prône un modèle « d’enseignement dépassé » tourné vers des pédagogies « conservatrices », loin du modèle de l’école contemporaine dont l’enjeu est de « proposer des espaces pensés pour répondre à des besoins pédagogiques et didactiques diversifiés au service de la réussite de tous ». Ils signent cette tribune dans le Café pédagogique.
Les controverses en éducation sont fréquentes et salutaires. En installant en 2018 le Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale (CSEN), le ministre d’alors, Jean-Michel Blanquer a voulu séparer, en s’appuyant sur la « recherche », le bon grain pédagogique de l’ivraie. Proposition a priori intéressante mais fondée sur des orientations scientifiques restrictives et une orientation idéologique à peine masquée. En tant que chercheuses et chercheurs travaillant dans le champ des sciences de l’éducation et de la formation ou de la géographie, nous souhaitons réagir ici à certaines affirmations discutables présentes dans la communication ministérielle actuelle sur les enjeux d’aménagement des espaces scolaires. Ainsi, une note du CSEN, publiée en 2023, qui se propose notamment d’identifier les « fausses bonnes idées qu’il vaudrait mieux éviter » au nom du savoir scientifique, nous parait emblématique de cette tendance à nous proposer, sous le discours du progrès, une véritable « marche arrière » pédagogique qui implique d’être remise en perspective.
Une pensée pédagogique exclusive pour l’aménagement des espaces scolaires.
Comment ne pas être d’accord avec le CSEN quand il rappelle que « tout miser sur le design de la classe » (p. 15) n’est pas une bonne idée ? Si la réflexion sur les espaces et les spatialités scolaires est impérative et semble prise en compte aujourd’hui, celle-ci ne peut qu’être au service du projet pédagogique et politique des équipes éducatives. On ne peut en effet « tout miser » sur les formes comme sur une pratique miracle qui règlerait tous les problèmes de l’éducation. Comme l’écrit Ludger Schwarte (Philosophie de l’architecture, 2019 pour la traduction française), le bâti ne détermine pas mais il offre des possibilités (et soumet à des contraintes) et ce sont ceux qui agissent dans ces espaces qui peuvent s’en emparer ou pas. Pour autant, un espace d’apprentissage agréable n’est pas un luxe. Beaucoup de nos établissements scolaires sont mal habitables et participent d’un ressenti négatif de la part des élèves. Il ne faudrait pas que les réserves légitimes relatives à la prééminence des aménagements spatiaux sur le projet pédagogique nous ramènent aux temps où ces aménagements étaient négligés.
Après avoir enfoncé cette porte ouverte du design, les auteur.e.s de la note font un pas plus loin et dénoncent de manière idéologique quelques idées qualifiées de « franchement nocives ». D’abord le fait qu’un élève puisse être « assis par terre » pour écrire. Certes, ce n’est pas la posture la plus favorable pour ce type d’activités, mais le terme de nocivité apparait particulièrement excessif. Un élève peut être assis par terre pour écrire, ou debout, ou même couché parce que son activité d’apprentissage l’aura conduit à adopter cette posture. Écrire « assis par terre » témoigne aussi d’une salutaire mise en mouvement des corps dans les espaces scolaires. Puisque le CSEN s’appuie sur la littérature scientifique pour formuler ses avis, ses membres pourraient lire avec profit les études qui montrent que la variation des postures est bénéfique pour les élèves tant sur le plan physiologique que pédagogique. Apprendre ne se fait pas forcément assis sur une chaise.
La réflexion sur les postures s’insère dans des travaux relatifs aux pratiques dites flexibles inspirées des écrits de Debbie Diller (2015) qui se développent actuellement dans les classes françaises. Cette pédagogue montre que l’espace a des répercussions sur l’apprentissage et le comportement des élèves. Ainsi, à partir d’exemples concrets, les enseignant.e.s sont invité.e.s à repenser les espaces de manière organisée et structurée pour permettre aux élèves d’« avoir le sentiment qu’ils font partie de l’apprentissage » (Ibid., p.7). Largement diffusées dans la communauté enseignante, ces propositions conduisent, dans de nombreuses classes, à une évolution intéressante des pratiques, avec des espaces repensés pour diversifier les formats et organisations pédagogiques afin de mieux répondre aux besoins des élèves. Les classes flexibles et les aménagements en centres, hérités de pédagogues du siècle précédent, permettent de repenser la place de l’élève et de l’enseignant.e, en rompant avec une pédagogie traditionnelle centrée sur l’enseignant.e, son tableau et sa parole et en proposant des approches complémentaires, qui s’inscrivent dans une pensée de l’apprentissage plus complexe.
Toujours sur le registre de la nocivité, les auteur.e.s de la note dénoncent une pratique qui consiste à : « tourn[er] le dos à l’enseignant ». Cette formulation traduit une vision stéréotypée des questions d’enseignement-apprentissage. On se demande en effet, une fois de plus, où est le problème. Est-ce qu’un élève qui tourne le dos à l’enseignant.e ne peut être au travail ? Lors d’une activité de groupe par exemple, il n’a pas forcément besoin de voir l’enseignant.e ; ce sont ses pairs qui constituent les interlocuteurs privilégiés et c’est avec eux, qu’il doit confronter ses idées, se rassembler autour d’un projet, d’une affiche à réaliser par exemple. En déplaçant la relation pédagogique d’une centration sur l’enseignement vers une centration sur l’apprentissage, l’attention de l’élève se focalise sur le savoir. Il peut être amené à tourner le dos à l’enseignant.e parce que ce n’est plus celui-ci qui est au cœur du dispositif. Dans l’école contemporaine, l’enjeu est de proposer des espaces pensés pour répondre à des besoins pédagogiques et didactiques diversifiés au service de la réussite de tous. Les préconisations du CSEN nous apparaissent peu susceptibles d’y contribuer en ramenant les pratiques vers des pédagogies conservatrices dont les limites sont déjà bien connues.
Le sous-entendu de ces prescriptions ? Un modèle d’enseignement dépassé
Dans ce vade-mecum des bonnes pratiques d’innovation, on invite les enseignant.e.s à changer leurs pratiques. Mais évoluer vers quoi et pour quoi ? Quelles sont les valeurs portées par ces propositions de changement ? Quelle considération est accordée aux professionnels que sont les enseignant.e.s à travers ce discours ?
Si le titre de cette « boite à idées fondée sur la recherche scientifique » invite formellement à l’innovation, elle interroge bien peu les modèles qu’elle prescrit. En quoi permettent-ils, comme le suggérait Philippe Meirieu, de transmettre tout en émancipant s’il faut en tout lieu et en tout temps que l’élève soit sous le contrôle de l’enseignant.e ? En réalité, cette note un peu péremptoire masque mal une conception archaïque de la relation pédagogique organisée autour de l’unique modalité de la transmission. La seule chose qui semble importante à ses auteur.e.s est que l’élève puisse voir et entendre l’enseignant.e « afin que toute son attention puisse se concentrer sur ce qu’on lui enseigne » (CSEN, 2023, p. 15). Tout repose sur une logique d’enseignement, donc de transmission de celui qui sait vers ceux qui ne savent pas. Dans ces conditions, en effet, voir et entendre l’enseignant.e est primordial puisque tout dépend de lui. Mais le monde a changé. Les « compétences du XXIe siècle », auxquelles se réfèrent officiellement l’Éducation nationale, imposent d’autres pratiques que la transmission. L’autonomie, la coopération, la créativité, la capacité à communiquer, se construisent dans la pratique. Bien voir et bien entendre l’enseignant.e n’y suffisent pas.
Par ailleurs, en filigrane de ces mises en garde pédagogiques surannées, transparait le regard infantilisant porté par les auteur.e.s de la note sur les enseignant.e.s. Ces dernier.ère.s apparaissent ici comme des êtres influençables, motivés par le design et le joli mobilier, à la remorque des effets de mode diffusés par les réseaux sociaux et leur capacité de réflexion pédagogique est dévalorisée. Nos propres travaux de recherche sur les pédagogies différentes avec des équipes enseignantes investissant ces pratiques mettent en évidence, au contraire, la réflexivité de ces enseignant.e.s qui cherchent à faire dialoguer de manière féconde des principes d’action en tension : prendre en compte, par la différenciation, les besoins physiologiques des enfants en termes de rythme, d’assise et maintenir une visée programmatique commune impliquant des situations collectives partagées.
Le second niveau problématique est l’excès de langage dans la désignation de ces enseignant.e.s comme développant des pratiques dangereuses pour les enfants. Si les désaccords pédagogiques sont nombreux, et peuvent faire l’objet de débats argumentés, c’est ici l’opprobre qui est jeté sur une pratique et sur des personnes à partir d’un point de vue et non de travaux scientifiques comme le laisserait penser la posture d’autorité employée. De facto, ces enseignant.e.s innovant.e.s, qui cherchent à repenser leur pratique, tendant à ce titre à s’émanciper d’une forme scolaire traditionnelle dépassée, se retrouvent pointés du doigt et désignés à la vindicte populaire.
Cela nous parait particulièrement problématique car ce discours est porteur d’une orthodoxie et d’un moralisme relevant plus du combat idéologique que de la science. C’est un phénomène bien connu dans l’histoire de la pédagogie qui a conduit à rejeter les innovations (remettant en cause les pédagogies traditionnelles) dans la périphérie de l’école. Ainsi, les propositions pédagogiques de Célestin Freinet ou Maria Montessori, qui sont aujourd’hui reconnues comme porteuses de pratiques intéressantes, se sont construites en dehors du discours officiel de l’école, souvent en réaction aux problèmes majeurs rencontrés par le système scolaire. N’oublions pas que l’Éducation nouvelle avait pour projet principal de transformer la société par l’école et que toutes les pratiques éducatives renvoient à une conception politique de l’éducation.
Quand l’institution tente à son tour de porter le discours sur l’innovation, c’est souvent sous une forme faussement dépolitisée en proposant des changements qui ne visent pas une transformation radicale de la forme scolaire historique. Lorsque des instances ministérielles développent un discours accusant les enseignant.e.s qui cherchent à changer la forme scolaire, à faire de l’hétérogénéité de leurs élèves une force pour apprendre, de mal agir, d’être plus nocifs que s’ils ne changeaient rien au modèle transmissif d’enseignement, laissant se creuser les inégalités scolaires rappelées dans les grandes évaluations internationales (PISA, TIMMS…), cela doit nous interroger sur la dimension idéologique de ces propositions.
Un projet politique conservateur qui ne dit pas son nom
Si les savoirs scientifiques peuvent éclairer les pratiques pédagogiques pour les concevoir et les analyser, la complexité des situations d’apprentissage rend caduque toute tentative prescriptive absolue. Dans une salle de classe, c’est une forme de relativisme qui s’impose. Tous les enfants n’apprennent pas exactement de la même manière et n’ont pas les mêmes besoins à l’instant T. Si certains enfants sont à l’aise dans le métier d’élève de l’école de la 3ème République, d’autres plus éloignés de la culture scolaire, ont besoin que l’on construise un environnement qui ne soit pas centré uniquement sur la magistralité.
C’est sur ce point que les affirmations du CSEN que nous discutons posent problème car, au nom d’une « vérité scientifique » largement inspirée des neurosciences, elles deviennent une forme de prescription révélatrice d’une conception idéologique conservatrice de l’apprentissage, de la relation pédagogique, en particulier de l’articulation entre espaces scolaires, spatialités des acteurs et pratiques.
Pourtant, des recherches en sciences de l’éducation et de la formation et en géographie ont, par exemple, démontré l’intérêt des pratiques coopératives en classe pour susciter l’engagement des élèves et invitent à repenser les espaces pour favoriser la réussite de tous. C’est vrai, elles invitent les élèves à essayer, à proposer, à créer, à imaginer, plutôt qu’à seulement « bien entendre » la leçon transmise par un.e enseignant.e professant et à qui on fournirait éventuellement un micro pour cela (CSEN, 2023, p. 15). Dommage que ces expertises ne soient pas réinvesties, au même titre que d’autres, dans ces écrits qui condamnent les enseignant.e.s. à l’immobilisme pédagogique.
Pascal CLERC, Professeur des Universités à Cergy Paris Université
Vanessa DESVAGES-VASSELIN, Maitresse de conférences à l’Université de Rouen Normandie
Émilie DUBOIS, MCF, Maitresse de conférences à l’Université de Rouen Normandie
Laurent LESCOUARCH, Professeur des Universités à l’Université de Caen Normandie