« J’observe avec effroi le visage que l’Ecole publique est en train d’offrir en cette rentrée ». Dans une tribune adressée au Café s’exprime, partagée par beaucoup, la colère de Dominique Bucheton, « enseignante en primaire et collège, chercheuse, spécialiste de l’enseignement de l’écriture et des gestes professionnels, formatrice, directrice d’un laboratoire de recherche, vice -présidente de l’Association française pour l’enseignement du français (AFEF), grand-mère. Et la colère vibre comme un appel : « Oui, il faut refonder l’Ecole mais avec les enseignants, et non contre eux », « Monsieur le ministre, revoyez votre copie ».
Depuis la rentrée, j’observe avec effroi le visage que l’école publique est en train d’offrir en cette rentrée. Enseignante en primaire et collège, chercheuse (spécialiste sur les questions de la refondation de l’enseignement de l’écriture, sur les gestes professionnels, formatrice d’enseignants, directrice d’un laboratoire de recherche très reconnu, vice -présidente de l’Association française pour l’enseignement du français (AFEF), grand-mère, j’ai connu, participé à toutes les belles réussites de l’école (plus de 80% d’une classe d’âge au bac, ce n’est pas rien !), mais aujourd’hui, j’enrage ! Qu’on me pardonne ma colère, elle a de trop nombreuses raisons pour que je reste silencieuse. Je n’ai jamais vu une rentrée aussi désastreuse et déprimante ! Une rentrée de « briques » et de broc ! De rustines, de recettes éculées, d’injustices pour les élèves, de mépris et d’intimidations à l’égard des enseignants, de mensonges et promesses d’État rapidement démasqués, de projets inquiétants !
Contre-vérités et petits calculs mesquins
« Un prof dans chaque classe à la rentrée » ! Faux ! Mensonge ! Non l’État n’est pas en mesure de donner le même enseignement gratuit à tous les élèves. La promesse, le coup de com, aura fait long feu. Tout le monde le savait. La désaffection du métier enseignant, les abandons ne datent pas d’hier. Cette faible attractivité, documentée au plan européen depuis plus de quinze ans est bien connue. Les raisons n’ont guère changé depuis : faible reconnaissance, mauvaise formation, salaire insuffisant. Sur ce dernier point, la France est championne avec un salaire inférieur de 15% par rapport à leurs collègues européens, déjà pas très bien lotis. Les job dating de la rentrée, la quête désespérée des principaux, des parents pour trouver des profs n’ont pas suffi. La marchandisation de l’école a un coût ! On peut observer la fuite vers les écoles privées : près de 50% à Paris où les parents ministres et hauts fonctionnaires ont les moyens ! [À l’image d’un ministre formé à l’École alsacienne qui entend mettre au pas l’école publique].
Le résultat de cette pénurie aggravée est déjà connu : l’injustice socio-scolaire augmentera. Tous les enfants de France n’auront pas le même nombre d’heures de cours. Certains, dans des collèges éloignés ou défavorisés, iront jusqu’à perdre un mois de cours dans l’année. C’est déjà le cas en Seine-Saint-Denis mais pas seulement. On leur enverra, si trouvé [sur le Bon Coin], un enseignant vacataire, formé en deux jours pour faire réviser des cours qu’il n’aura jamais suivi lui-même.
Des recettes pédagogiques éculées
On les a essayées depuis longtemps ! Ah cette maudite et pénible heure de quatre à cinq où des élèves venus de plusieurs classes, que je ne connaissais pas, avaient surtout envie de descendre jouer au ballon dans la cour ! Ajouter encore une heure d’exercices de révision de maths ou de français à des élèves en décrochage, en désamour, en indigestion d’école, qui s’y ennuient, n’est pas la solution. Ils ont déjà plus d’heures dans ces disciplines que les autres élèves européens, et leurs résultats sont plus faibles ! Quant à accompagner les devoirs, pourquoi pas mais à condition d’avoir des gens qualifiés dans la discipline pour le faire. Rappelons qu’en primaire on ne doit pas donner de « devoirs » ; des lectures, oui. La longue journée de travail, devrait amplement suffire. Ce n’est pas toujours le cas. Où est le problème, docteur ?
Et pourquoi pas plutôt des dédoublements de classe au collège, en sixième et cinquième, à l’ancienne et non des classes et élèves en plus pour les profs ?
Un petit souvenir de prof en 1970, juste pour mesurer la détérioration des conditions de travail des enseignants et des élèves. Un professeur de français avait alors pour ses 18 heures de service deux classes soit environ 65 élèves. Pour chaque classe, il disposait de trois heures en classe entière, et trois heures en demi-classe. On écrivait des romans, on faisait du théâtre, on participait à des projets dans les autres disciplines, on connaissait les élèves, on pouvait les accompagner individuellement. Aujourd’hui, le même enseignant de français a souvent trois à quatre classes soit entre quatre-vingt-dix et cent élèves, charge à laquelle on ajoute deux heures supplémentaires obligatoires… pour boucher les trous des postes non fournis ou supprimés. Et on leur demanderait de prendre encore une brique d’une trentaine ou plus d’élèves ! Et pour faire quoi ? Des exercices d’entraînement aux évaluations ! Ils ne marchent pas, 20 % seulement d’entre eux acceptent ce marché de dupes, [ce pacte si mal nommé].
Le mépris des enseignants, de leur métier et fonction n’a plus de limites
Les calculs des technocrates chargés d’un management du système à la calculette, pour faire des économies, voire rendre de l’argent comme sous Blanquer, ne sont pas très reluisants. De plus ils sont peu efficients pour l’instant. Il va falloir changer de logiciel !
On a du mal à imaginer quels technocrates ont pu ainsi imaginer que le métier enseignant puisse être qualifié, imaginé, décrit en termes de « briques » monnayables ! Ils ont même tenté d’exploiter les difficultés, de certains enseignants qui[, comme une grande partie de la population], n’arrivent plus à payer les études universitaires d’un ou parfois deux enfants (800 euros par mois en moyenne par personne), les appareils dentaires, mal remboursés, les livres dont on a besoin pour se cultiver, quelques jours de vacances pour reprendre son souffle. Ouf ça n’a pas pris ! Les enseignants ne dénaturent et ne vendent pas leur métier à ce prix ! Car enseigner ce n’est pas additionner des briques de ci, de là, courir, comme en lycée maintenant depuis la réforme, d’une classe, d’une option à l’autre. L’entité classe, est (devrait être) un cadre stabilisateur et sécurisant, une temporalité longue qui offre du crédit. Enseigner, c’est faire construire des questions, digérer des savoirs pour y répondre, c’est apprendre à penser, à douter, à travailler en collectif, c’est construire ensemble sur une année des modes de pensées scientifiques littéraires, techniques, artistiques. C’est du temps long passé avec une classe. Ce n’est pas un puzzle en vrac. Ce sont des programmes, des progressions à connaître, des passages du programme, difficiles à négocier.
L’annualisation des services est l’autre stratégie scélérate, elle aussi tordue et dévastatrice. Un vrai tour de passe-passe par-dessus la loi. Est proposé ainsi que les heures de formation soient interdites pendant le temps de formation mais payées en heures supplémentaires pendant les vacances. Pour l’instant (et pour combien de temps ?), elles ne seraient pas obligatoires ! Objectif : éviter des absences ou des auto-remplacements. Ce savant calcul permet ainsi de supprimer le volume du nombre de remplaçants employés sur des postes à temps plein[, pas de petits profits en trompe-l’œil au moment où il a manqué de profs dans 58% des établissements à la rentrée]. Rappelons que La loi de 1961 inscrit la formation sur le temps de travail. On imagine facilement la mort annoncée de la formation continue, déjà bien dégradée. Elle est ici actée. Quelques IN-formations en ligne y pourvoiront !
Du mépris à l’intimidation, voire au chantage
Avec le précédent ministre, J.-M. Blanquer, on était dans le registre de la punition : des déplacements de poste, des sanctions pour délit d’opinion. Aujourd’hui, on découvre une nouvelle variante de la conduite managériale autoritaire : on menace les enseignants du chaud et du froid s’ils n’adhèrent pas au fameux « pacte » proposé à Marseille par le surministre de l’Éducation nationale Macron lui-même (qui s’adjoint ce « domaine réservé », nouvelle atteinte à la démocratie). Et là encore, zéro pointé pour notre jeune et nouveau sousministre Attal : les maires lui ont rappelé que c‘était eux et non le préfet qui décidaient du choix des écoles, passoires thermiques, à rénover.
Des éléments de langage dangereux et inquiétants : « l’autorité des savoirs » « les savoirs fondamentaux »
Mais de quoi parle- t-on derrière ces formules creuses ? Un vide intellectuel abyssal ! Des éléments de langage facilement reproductibles pour le grand public, le convaincre avec des slogans simples lancés et répétés à satiété dans les médias. Une façon d’endormir toute pensée critique pour faire avancer une conception de l’enseignement extrêmement rétrograde et réactionnaire.
Pense- t-on sérieusement au ministère qu’on va refonder l’école sur une conception de l’enseignement où il deviendrait interdit d’interroger les savoirs, de questionner les angles morts des recherches, d’oser imaginer d’autres hypothèses ? Apprends, répète et tais-toi ! Est-ce le nouveau mantra de l’école. ? A-t-on l’intention ainsi de stimuler chez les élèves la curiosité, le goût des sciences, les aventures incessantes des savoirs en biologie, physique, neurosciences, technologies, etc., où chaque découverte parfois inattendue requestionne la précédente, les méthodologies nouvelles permettant de toujours avancer, douter, réélaborer ? Ou le projet est-il d’une société à deux classes, les décideurs et les exécutants ? Une société imaginée par l’autrice des Servantes écarlates ? Une société déshumanisée, pilotée par l’intelligence artificielle et des logiciels ad hoc, pour des agents aux cerveaux programmés pour obéir, appliquer. La réforme de l’enseignement technique qui vide les études des élèves d’une culture large, les instituts privés post bac qui enferment les étudiants dans de très étroits couloirs pour des emplois spécifique prévus, répondant aux besoins précis d’entreprises, amènent à se poser sérieusement une question centrale : quel type d’école voulons -nous pour quel type de société, avec quelles valeurs princeps ? L’argent ? Le pouvoir ? L’ordre ? Ou la préservation et le développement de tout ce qui fait et définit l’humain et la préservation de la vie, des peuples, des cultures, des espèces, dans toute leur diversité ?
Un savoir fondamental existe c’est celui d’apprendre à penser. De la maternelle à l’université. C’est l’idéal de Rabelais, de Rousseau. C’est encore plus urgent aujourd’hui. Il nécessite une grande variété de pratiques, langagières (celles du lire écrire, parler), scientifiques, mathématiques, artistiques, corporelles, dans la diversité des savoirs enseignés des « éducations à ». Elles se construisent lentement, on ne sait pas toujours dans quel ordre ni à quel moment précis elles explosent et s’épanouissent pour faire de nous des êtres libres parce que pensants. Ce devoir de faire apprendre à penser, l’école doit le mettre en œuvre sous toutes ses formes et circonstances. En lisant, écrivant, en cherchant, travaillant seul et avec les autres. En croisant les savoirs des différentes disciplines, en les interrogeant à l’aune des possibilités éthiques, techniques qu’elles ouvrent à l’humanité et à la projection de son avenir. C’est cela l’objectif du métier enseignant à la fois toujours très concret dans la moindre tâche et en même temps lointain.
L’urgence d’une grande réflexion collective
La décomposition des dimensions et enjeux démocratiques du système scolaire français est très avancée. La réflexion collective de tous les acteurs du système et leur expérience s’imposent. L’urgence est grande.
Oui, il faut refonder l’école mais avec les enseignants, et non contre eux. Avec leurs associations, syndicats, avec tous les recherches en didactiques, sciences sociales, cognitives, tous ces travaux qui depuis plus de cinquante examinent le système, participent à de larges conférences de consensus. Une vraie refondation de l’école est à inventer, avec un chantier de première importance celui de la formation et, conjointement, celui de la revalorisation du métier. Oui aussi, il faut redonner de l’éclat à ce métier, pour le rendre attractif, lui donner de la reconnaissance, un bon niveau de formation et un salaire à la hauteur de l’engagement qu’il demande.
Alors que partout dans le monde, les enseignants sont formés à Bac plus cinq, voire plus, on apprend qu’ ils pourraient en France être envoyés à la tâche, en responsabilité d’une classe, beaucoup plus tôt. La France est-elle si pauvre qu’elle ne puisse former correctement elles et ceux qui sont chargés de l’éducation et l’enseignement de la génération qui sera aux manettes demain.
Monsieur le ministre, revoyez votre copie. Elle ne présume rien de bon. Nous sommes nombreux, comme moi, à être très en colère.
Dominique Bucheton