Claude Lelièvre réagit à la tribune du Ministre parue dans les colonnes du Monde vendredi 15 septembre. L’historien y voit une fois de plus un mépris de l’expertise des enseignants et enseignantes, qui « se sentent de plus en plus maltraités par des annonces multiples par voie de presse sur ce qu’ils devraient faire » alors qu’ils « sont recrutés à des niveaux de qualification de plus en plus élevés (le master actuellement). « Les enseignants sont des cadres supérieurs rémunérés comme des cadres intermédiaires qui par-dessus le ‘’marché’’ se sentent traités en exécutant ».
C’est décidé et écrit noir sur blanc puisque c’est paru par écrit dans la tribune que le nouveau ministre de l’Éducation nationale a écrit pour « Le Monde » de ce 15 septembre. Gabriel Attal n’a même pas attendu son baptême d’immersion de trois jours dans un lycée. Il sait et il décide par écrit sans autre forme de procès ou de processus, dans la presse.
« La dictée est un exercice indispensable, qui doit être utilisé autant que nécessaire, et ce, dès le primaire […] Si, chaque jour, dans chaque classe du cours élémentaire, deux élèves étaient chargés après l’école d’écrire un très court texte racontant une histoire et de la lire le lendemain matin devant leurs camarades, nous ferions des pas de géant pour l’imaginaire. De la même manière, nous devrons travailler à ce que, en CM2, chaque semaine, les élèves produisent au moins un texte libre, que ce soit un récit d’invention, un texte artistique ou une réflexion sur une thématique donnée […] Nous devons abolir les’’ textes à trous’’ dans les apprentissages au cours moyen et au collège, et instaurer un test de rédaction intégré aux évaluations nationales pour l’ensemble des élèves »
On devrait être sidéré par cette façon de procéder de notre tout nouveau ministre de l’Éducation nationale. Il est vrai qu’il n’a pas hésité à mentionner avec force dans cette même tribune : « je crois aux forces de l’écrit », avec sans doute à l’arrière-plan subliminal le souvenir d’une réponse célèbre de François Mitterrand « je crois aux forces de l’esprit ».
Mais François Mitterrand, un homme de lettres pourtant, n’a jamais procédé de cette façon. Ni non plus le général de Gaulle en matière scolaire. Ni les agrégés de lettres classiques Georges Pompidou , François Bayrou ou Xavier Darcos. Qui croit-il être pour procéder de cette façon ? A qui entend-il s’adresser? Dans quelle circonstance ?
Or l’un des points d’achoppement de l’attractivité du métier enseignant ces dernières années et la montée de la rogne grandissante des professeurs ont justement pour origine la façon dont les enseignants se sentent de plus en plus maltraités par des annonces multiples par voie de presse sur ce qu’ils devraient faire. Et cela alors que les professeurs sont recrutés à des niveaux de qualification de plus en plus élevés (le master actuellement). Les enseignants sont des cadres supérieurs rémunérés comme des cadres intermédiaires qui, par-dessus le ‘’marché’’ se sentent traités en exécutant ! Et Gabriel Attal, dès son entrée en fonction, avec beaucoup de fougue et de morgue, en remet une couche par « les forces de l’écrit ». Bravo l’artiste ! On aurait pu le penser plus habile en communication. Mais peut-être ne s’adresse-t-il pas d’abord aux enseignants pourtant les principaux acteurs de son ministère (une politique qui contraste avec celle menée au ministère de l’Intérieur…)
Pour l’historien de l’éducation que je suis, cette attitude du nouveau ministre de l’Éducation nationale est d’autant plus surprenante qu’elle contraste avec celle des grands fondateurs de l’école de la troisième République : Jules Ferry et Ferdinand Buisson , nommé par Jules Ferry à la direction de l’enseignement primaire où il restera dix-sept ans. Et cela alors même que le niveau de qualification des instituteurs ne dépassait pas le brevet supérieur et qu’il s’agissait de mettre en place une toute nouvelle école, républicaine et laïque
On peut mettre en exergue le discours tenu par Ferdinand Buisson au congrès de 1903 du parti radical : « Le premier devoir d’une République est de faire des républicains […]. Pour faire un républicain, il faut prendre l’être humain si petit et si humble qu’il soit et lui donner l’idée qu’il peut penser par lui-même, qu’il ne doit ni foi ni obéissance à personne, que c’est à lui de chercher la vérité et non pas à la recevoir toute faite d’un maître, d’un directeur, d’un chef quel qu’il soit, temporel ou spirituel […] .C’est qu’il s’agit de rien moins que d’un esprit libre. Et si vous voulez faire un esprit libre, qui est-ce qui doit s’en charger sinon un autre esprit libre ? »
Avec pour point d’orgue en l’occurrence, ce quasi-discours de la méthode de Jules Ferry : « La bureaucratie peut beaucoup en ce pays de France, mais elle ne peut pas réformer l’esprit […] L’administration de l’Instruction publique, telle que je la comprends, doit s’occuper essentiellement de susciter l’énergie des maîtres et mettre partout en jeu leur initiative et leur responsabilité. Voilà pourquoi nous faisons appel aux maîtres et nous voulons les consulter. C’est une espèce de self-government de l’enseignement public » (printemps 1880 ; cité dans le « Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire » publié en 1911 sous la direction de Ferdinand Buisson )
Dans sa tribune, Gabriel Attal évoque « une urgence républicaine ». Eh bien, encore un effort pour être républicain, Monsieur le ministre!
Claude Lelièvre