Pour son 56ème congrès international, Le mouvement de l’Icem pédagogie Freinet s’est emparé de la question des dominations. Une lutte que doivent faire leur les pédagogues Freinet pour beaucoup de congressistes.
« Ça me fait bizarre de faire un cours à des profs… et c’est assez jouissif. » commence Bouna, assis avec d’autres militant·es des quartiers populaires, dans la « favela-théâtre » de la Ferme du Bonheur à Nanterre, devant un parterre composé principalement d’enseignant·es. Assetou Cissé du collectif « Justice pour Mahamadou » (qui milite pour la justice après le meurtre de son frère par un fasciste), Farid Bennai et Bouna Mbaye du Front Uni des Quartiers Populaires, Karima Chaouche et Fathia Atallah, habitant.es et militantes, ainsi que Colette Charlet ancienne instit’ à Nanterre racontent et analysent la réalité du racisme que vivent les habitant.es des quartiers populaires : violences policières, discriminations à l’école ou à l’embauche, inégalités scolaires, déshumanisation des habitant.Es et désenfantisation de leurs enfants. Fathia Atallah lit un texte qu’elle a écrit après le meurtre de Nahel en juin dernier : « Les violences policières […] sont le produit d’un système de domination violent, de menace et d’oppression, afin de décider qui doit vivre, et qui doit mourir. […] Enraciné dans l’histoire, la race justifie les sévices et cruautés dans un vacarme retentissant ».
La pédagogie Freinet « contre toutes les dominations »
Il s’agit d’une table ronde organisée pour la dernière soirée du 56ème congrès de la pédagogie Freinet. Depuis le mardi 22 août, plus de cinq cents personnes (majoritairement des professeur.es du premier et second degré mais aussi des enseignant.es de cours pour adultes, des éducateurs·rices, des AESH…) assistent en effet à la faculté de Nanterre à des ateliers sur la pédagogie Freinet. Organisé tous les deux ans par l’ICEM (Institut coopératif de l’école moderne, qui fédère le mouvement Freinet) et ouvert aussi aux non-adhérant·es, le congrès n’est pas un moment de prise de décision mais un grand temps de rencontres et de formations autour de la pédagogie Freinet. Cette année, il est organisé à Nanterre par une petite équipe de militant·es d’Île-de-France et selon les dire de toutes et tous, ce congrès apporte quelque chose de différent et bouscule les habitudes du mouvement Freinet, riche de presque cent ans d’histoire.
Lors de la cérémonie d’ouverture, une professeure des écoles de Nanterre rappelle que la ville a une histoire de luttes. Les révoltes urbaines de juin dernier, après l’assassinat du jeune Nahel par un policier montre que cette histoire est encore d’actualité. Mais « qu’a-t-on fait dans nos classes des paroles de nos élèves autour de ces mouvements de révoltes, du racisme de la police, de leurs ressentis ? » demande-t-elle à l’assistance. « Le thème de ce congrès de 2023 est la pédagogie Freinet pour lutter contre les dominations […] Le collectif d’organisation du congrès veut rappeler que la lutte contre les dominations doit être au cœur des questions pédagogiques. […] Nous nous sommes donc demandé·es comment à travers la pédagogie Freinet nous pouvions lutter contre les discriminations intersectionnelles. » S’enchaîne alors quatre saynète illustrant des dominations à l’école puis la plénière se répartira en une quinzaine de groupes qui en débattront. Le collectif d’organisation explique en effet avoir renoncé au format « conférence en plénière » afin de trouver d’autres formes plus horizontales incarnant mieux la lutte contre les dominations.
Parmi la centaine d’ateliers proposés, on trouve évidemment les fondamentaux de la pédagogie Freinet : textes libres, créations mathématiques, démocratie dans la classe, méthode naturelle de lecture-écriture… mais aussi des nouveautés en lien avec le thème : lutter contre les dominations sur son lieu de travail, antiracisme, transphobie, pauvreté… A bien des égards, le collectif d’organisation, décrit unanimement comme « bien plus jeune que d’habitude », bouscule le mouvement Freinet en y introduisant de nouveaux concepts (« dominations », « intersectionnalité », « grossophobie »…) et de nouvelles pratiques. Les organisateur·rices insistent par exemple sur des outils pour mieux répartir la parole comme la « double liste canadienne » pour faire le tour de parole ou le chrono-parité (pour mesurer le temps de parole en fonction du genre). Une cellule de veille a aussi été montée pour accueillir et écouter les personnes ressentant des discriminations ou de la violence.
Le congrès s’est aussi saisi du thème pour s’exprimer sur des sujets d’actualité via deux motions. « Nous échanges se sont axés sur la lutte contre toutes formes de domination. A ce titre, nous dénonçons l’application de la loi Rilhac qui introduit de fait un corps hiérarchique intermédiaire dans les écoles ». Dans le congrès, lutte contre les dominations rime beaucoup avec horizontalité et autogestion. D’ailleurs, s’il existe un collectif qui organise, il n’y a pas de chefs dans l’ICEM ni dans le congrès et les postures d’experts « auto-proclamés » sont souvent dénoncées. Les participant·.es ont tenu aussi à fermement dénoncer la politique « raciste » de la France en ce qui concerne les visas pour venir en France. En effet, si plusieurs délégations d’Amérique latine sont présentes, toutes les délégations africaines se sont vues refusées leur visa (heureusement, une pédagogue camerounaise était en France pour une autre raison et a pu malgré tout venir).
La pédagogie Freinet égalitaire par essence ?
Ainsi, l’étonnante rencontre du jeudi soir à la Ferme du Bonheur entre les congressistes et des militant·es des quartiers populaires rentre dans ce programme « contre toutes les dominations ». « C’est un moment important dans l’histoire du mouvement, souffle un organisateur. Ça ne s’était à ma connaissance jamais fait ». Et de fait, sur toutes les lèvres, ce congrès a quelque chose de spécial. « Un tournant » dit une militante belge du mouvement Freinet belge Éducation populaire habituée aux rencontres de l’ICEM. Lors du bilan collectif, le vendredi, l’émotion est palpable : plusieurs congressistes prennent la parole les larmes aux yeux. « Le congrès est toujours un moment fort de rencontres et de retrouvailles, il y a toujours de l’émotion, raconte une militante de l’ICEM. Mais là, je pense que le thème a créé quelque chose d’autre… de plus intime ». Que l’attention aux dominations aient permis à des congressistes de se sentir plus en sécurité face aux dominations internes ou au contraire qu’ils et elles aient se soient senti·es remis·es en question et surveillé·es, il est clair qu’aborder si frontalement la question dans un événement pédagogique aussi conséquent a fait parler et réfléchir. Pour le « Labo », un groupe de pédagogues expérimentés au sein du mouvement, « c’est [le rapport au savoir que produit la pédagogie Freinet] totalement en rupture avec le modèle dominant de l’enseignant·e transmetteur·se de savoir qui rend la pédagogie Freinet égalitaire par essence. […] Placé·e en position d’auteur·ice à l’école, l’enfant n’est plus maintenu·e dans ses déterminismes sociaux ». Mais ce n’est pas l’avis partagé par d’autres congressistes qui pensent au contraire que « sans un outillage pour penser les dominations, les techniques Freinet peuvent accroître les inégalités et les situations de domination à l’école ». Le débat dans l’ICEM semble avoir été ouvert.
En France, les mouvements pédagogiques de l’éducation nouvelle ont mis du temps à se saisir des outils critiques produits par le monde militant et les sciences sociales. Le travail pédagogique, notamment sur les questions de genre ou d’antiracisme, est venu d’enseignant·es formés avant tout dans les milieux militant·es et politiques et lecteurs/rices de pédagogie critique (Paulo Freire, bell hooks, Irène Pereira…). Cette division du champ pédagogique avec d’un côté des anciens mouvements d’éducation nouvelle (ICEM, GFEN, Crap, Céméa…) et de l’autre le champ des pédagogies critiques avec une multitude d’expériences de pédagogies féministes, antiracistes, écolo mais peu unifiées serait-elle en passe d’être dépassée ? En Amérique latine, remarque des organisateurs·rices, cela est beaucoup moins vrai. Le mouvement Freinet est beaucoup plus infusé de pédagogies critiques. Ils et elles citent d’ailleurs lors de la clôture la motion du mouvement Freinet américain (REMFA) de février 2023 appelant à une pédagogie « décolonisatrice […] qui donne la parole et émancipe ceux qui ont été marginalisés par une structure sociale coloniale capitaliste, patriarcale ». « Cette vigilance aux inégalités et aux dominations nous posent des questions auxquelles nous n’avons pas forcément encore de réponses, annonce le discours de clôture. Il s’agit pour nous de continuer à trouver des solutions, expérimenter et élargir notre bagage pratique et théorique sur le sujet. Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! »
Arthur Serret, participant au congrès