Bruno Devauchelle, , dresse le bilan de l’année. PixEdu, cyberharcèlement, stratégie numérique du ministère… autant de sujets sur lesquels le chercheur spécialiste du numérique en éducation fait le point.
Que peut-on dire de l’année qui se termine dans le domaine du numérique éducatif ? Stratégie, Doctrine, Charte, vadémécum, cyberharcèlement, TNE, IA/ChatGpt, Orientation/Parcoursup, PIX/CRCN, PIXedu/CRCNedu… Que de belles choses à venir ou en cours, qui pourtant sont en balance en ce moment. En effet, la balance pour le développement du numérique en éducation risque de pencher du côté négatif. Les préoccupations éducatives des décideurs et de nombreux acteurs semblent aller plutôt vers des chantiers considérés comme « fondamentaux » : scolarisation en bas âge, parentalité, citoyenneté (EMC) et surtout apprentissages essentiels. On peut s’interroger à propos du fameux socle de connaissances et de compétences qui semble davantage être une incantation qu’une véritable politique pour le monde scolaire. La lecture des programmes laisse souvent penser que l’on cherche davantage à remplir qu’à développer… La lecture de la lettre de rentrée (publiée le jour de la sortie !) confirme cette impression. La juxtaposition en 6è entre l’heure de soutien et un Pix 6è perdu dans ce texte l’illustre bien. L’autre seule allusion à ces questions est libellée ainsi « Le programme d’enseignement moral et civique sera revu en ce sens pour une mise en œuvre dès la rentrée 2024. Il s’enrichira également de l’éducation aux médias et à l’information, qui sera renforcée, incluant la connaissance des droits et devoirs dans l’espace numérique et des risques liés en particulier aux usages des réseaux sociaux. ». Pour le dire d’une autre manière, les responsables politiques basent leur vision sur un « encadrement renforcé » des logiques de scolarisation mettant de côté les questions de société en tentant de les réglementer en se basant sur les dérives possibles (réseaux en particulier) dont on sait désormais qu’elles sont d’abord des questions d’adultes….
Stratégie, doctrine et charte sont dans un bateau…
Quant au numérique, alors que la Direction du Numérique pour l’Éducation poursuit sont labeur autour de la stratégie présentée par le ministre en janvier dernier, on peut s’interroger sur deux autres mots magiques que sont « doctrine » et « charte ». On peut avoir l’impression davantage d’une agitation médiatique qu’à une véritable mise en oeuvre. Pour ce qui est de la doctrine, on attend de voir, pour ce qui est de la charte, on ne comprend pas ! Cette charte n’a pas véritablement de sens et ne sera qu’une affiche de plus dans les espaces scolaires…On attend aussi un vadémécum aussi bien pour la stratégie que pour la charte et pour l’instant on ne voit rien venir !!! Ce qui peut directement inquiéter, ce sont les programmes de cycles 3 qui entérinent la quasi-disparition de la technologie la première année du collège. On le sait depuis longtemps, les réformes de l’enseignement de la technologie au collège qui se sont succédé depuis plus de vingt années n’ont fait que confirmer le peu d’attirance pour la technique et à son importance dans la société mais aussi pour l’avenir de la jeunesse et son orientation. Tout le monde ne devient pas ingénieur et surtout, on a besoin de techniciens fiables et bien formés… mais l’école reste à côté, toujours ancrée dans ses stratégies d’excellence républicaine…. Ces indices sont le signe d’une lente mise à part du numérique en éducation : d’une part, la rivalité avec les fondamentaux, mais, d’autre part, la frilosité de la majorité des enseignants pour l’intégration réelle des moyens numériques au-delà de leur vidéoprojecteur…
PixEdu, C’est pour quand ?
Normalement PIX/CRCN devrait avoir sa place pleine et entière à la rentrée prochaine. Reste qu’il faudra réellement évaluer ce qu’il en est et surtout de quelle manière cela va être incarné dans les établissements scolaires dont la plupart n’ont encore qu’un faible engagement dans le domaine. Ce qui va être à surveiller lors de la prochaine année scolaire, ce sera la version enseignante de PIX appelée PIXedu. On a un peu l’impression de revivre ici le scénario initié en 2004 autour du C2i2e (désormais aux oubliettes). Expérimenté au cours de l’année scolaire 2022 2023, ce dispositif devrait être « proposé » à la prochaine rentrée scolaire. Outre que le référentiel semble vraiment « attrape-tout », il va falloir que les enseignants prennent la mesure de leur engagement dans ce domaine, et là, rien n’est moins sûr (cf les priorités précédentes). Va-t-on tenter d’obliger les enseignants à acquérir une certification PIX/Edu ?
Le grand remplacement, le retour
Et voilà que l’intelligence artificielle et en particulier les logiciels de génération automatique de documents s’invitent en contexte scolaire et universitaire. Il n’aura suffit qu’à peine plus d’une année (ChatGpt a été mis en ligne le 30 novembre 2022) pour que la mayonnaise prenne : enseignants, chercheurs, médias et autres, tous on sauté dessus sans vraiment réfléchir ni au fond réel de ce qui constitue ces produits, ni aux conséquences concrètes. Certains se sont rapidement déclarés comme spécialistes, voire experts… La séduction de certains, la fascination d’autres ont suffi à réveiller l’hydre d’un nouveau « grand remplacement ». Rappelons ici le XIXè siècle et ses luttes contre la mécanisation, regardons le XXIè siècle et sa soumission au progrès technique. Derrière ces évolutions, les logiques restent les mêmes, ce large mouvement qui tend à promouvoir le progrès au nom d’une économie libérale qui serait sans opposition et bien sûr sans fin : le progrès scientifique et technique nous sauvera-t-il de tous les maux que les humains ont généré.
Harcèlement, l’école en difficulté
Étonnamment cette fin d’année scolaire amène à croiser d’une part la multiplication des cas de harcèlement et de cyberharcèlement et d’autre part les émeutes et les pillages (dont on dit que les réseaux les ont favorisés). La rencontre des deux phénomènes « sociaux » appuyés sur des usages numériques semble réveiller les consciences. Mais le comment faire du monde scolaire reste bien peu crédible en matière d’efficacité. En effet à vouloir multiplier les injonctions aussi bien morales que citoyennes, le monde scolaire ne parvient pas encourager les transformations au-delà de ses murs. C’est souvent plutôt l’inverse qui s’observe : la rue rentre dans la classe, en réel comme en virtuel. Malheureusement, ces problèmes de société ne sont pas nouveaux, mais leur augmentation suscite davantage de crispation que de souhait d’améliorer les choses. Le déferlement des commentaires de toutes sortes, souvent courts, vengeurs et faux (pour la plupart) tenus aussi bien par des adultes que par des jeunes donne une impression de « perte de contrôle ». Récemment Ibrahim Maalouf a été pris à partie sur twitter ce qui l’a amené à fermer son compte et ne plus utiliser ce réseau, mais aussi à tenter d’expliquer ce qu’il dit et ressent dans certains médias (l’Orient Le Jour, quotidien libanais francophone). Cet exemple ne fait qu’illustrer les propos injurieux et les effets de meute dont les contenus sont davantage basés sur des gros titres affirmatifs ou des rumeurs que sur des faits et des analyses. Il semble qu’une certaine naïveté transparaisse derrière les propositions issues du ministère (https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves ou encore https://www.reseau-canope.fr/conseil-scientifique-de-leducation-nationale-site-officiel/groupes-de-travail/gt8-developper-lesprit-critique.html ) : ces propositions sont certes généreuses, mais on peut remarquer qu’elles sont en partie perçue de manière contradictoire avec ce que les jeunes vivent dans l’espace scolaire, dans la « forme scolaire ».
L’orientation, une angoisse constante et légitime
La fin de l’année scolaire est synonyme de l’angoisse du lendemain. L’orientation et la suite de la scolarité sont au coeur de toutes les discussions familiales. Parce que le système ne fait qu’entériner le vécu social, il ne parvient pas à réaliser son rêve égalitariste et de promotion sociale. Les logiciels d’orientations (Parcoursup et autre) ne transforment pas la société et le système éducatif, au contraire, ils en renforcent trop souvent l’opacité. Les moyens numériques (les fameux algorithmes) ne sont que la technicisation du marché de l’éducation qui préexistait. En faisant croire à une machine égalitaire, les logiciels d’orientations ne servent en réalité que « ceux qui savent comment » faire avec. Là encore, l’irruption des moyens numériques ne résout pas les problèmes sous-jacents…
Pas d’avenir pour l’école telle qu’elle est
Les mots de cette fin d’année sont aussi les maux de notre système éducatif. La place donnée au numérique dans le système scolaire reste encore à préciser. Les intentions exprimées dans la stratégie du ministère ne peuvent en rester là. La multiplication des référents de toutes sortes se poursuit (cf. la lettre de rentrée). Les maux de l’éducation ne doivent pas être la simple transposition des maux de notre société. S’il suffisait de l’école pour résoudre ces problèmes, cela se saurait depuis longtemps. Il est temps de repenser non pas une école, mais bien plus un système d’éducation et de formation qui inclut aussi la dimension culturelle du « faire société ». Concrètement, le modèle scolaire actuel est à bout de souffle. Des remplaçants se font jour, de plus en plus souvent en ligne, qui construisent une culture (fondée sur l’individualisme) de plus en plus éloignée d’une culture de construction sociale au profit d’une construction individuelle . Il est temps de penser à resituer l’école dans la société…. ou de transformer radicalement le système éducatif…. « L’école est finie » dit là chanson…., alors relisons les paroles…
Bel été à chacune et chacun
Bruno Devauchelle