Pour Roger-François Gauthier, inspecteur général honoraire, spécialiste d’éducation comparée, le gouvernement qui s’oriente vers une logique « néo-libérale » en matière d’éducation, « c’est vouloir régler des problèmes complexes par une politique de l’encre de seiche, cherchant à désemparer les acteurs, à oublier l’histoire et à fuir d’importantes responsabilités ». Il livre son analyse aux lecteurs et lectrices du Café pédagogique.
Les temps sont incertains pour la politique éducative. Un ministre qui était venu pour réparer les excès de son prédécesseur peut-être déjà partant, et des propos qui circulent, qui montreraient notamment le souhait du pouvoir présidentiel de s’investir et de décider plus directement en matière d’éducation.
Ce n’est pas nouveau sous la Vème République, car De Gaulle ou Giscard d’Estaing sont intervenus en la matière d’une façon personnelle et profonde, que les historiens nous ont permis de mieux cerner, si on pense notamment aux travaux de Claude Lelièvre ou d’André Robert. Cela mérite donc toute attention.
Ce qui est nouveau, c’est le contexte idéologique dans lequel cette question se trouve posée : en effet, l’Ecole devrait selon divers discours qui circulent être à la fois « renationalisée », c’est-à-dire davantage pensée et organisée en référence aux besoins et projets de la nation, et « désétatisée », c’est-à -dire pensée et organisée en référence à des logiques de privatisation, qui abandonneraient des points durs de définition de l’éducation nationale, comme par exemple le recrutement des personnels par concours pour qu’ils y fassent carrière.
Marcher de façon aussi décomplexée que ce que prônent certains discours vers une logique de désengagement de l’Etat , dans la logique « néo-libérale », en matière d’éducation c’est étrangement vouloir régler des problèmes complexes par une politique de l’encre de seiche, cherchant à désemparer les acteurs, à oublier l’histoire et à fuir d’importantes responsabilités. Et cela procède d’une analyse bien incomplète de la situation de l’Education nationale.
L’Ecole en France n’est en effet pas rien pour la République, et certains de ses marqueurs, comme le statut de ses enseignants, ou de la définition nationale des programmes, ainsi que d’examens garantis par l’Etat font sans doute partie de ce qui en a assuré, pendant des décennies et surtout d’une façon qui était claire à tous et faisait consensus, la valeur, restée incontestée jusqu’à il y a quelques années. Attaquer cela est dangereux car il s’agit de repères sociétaux importants, dont bien des pays sont dépourvus.
Les gouvernants prêts à brader cela auront beau jeu ensuite de vouloir faire enseigner aux élèves les « valeurs de la République » quand ils auront largement contribué à les saper.
A l’origine pourtant des décisions envisagées existent des problèmes réels de l’éducation nationale qu’il ne s’agirait surtout pas de nier comme ils l’ont été trop longtemps. L’Ecole de France est injuste et inadaptée, la démonstration a été faite tant de fois qu’il est sans doute indispensable de soulever de grandes questions autour du sens de « national », quand l’adjectif est accolé à « éducation », comme du sens de l’action de l’Etat en cet immense domaine.
Sait-on que le sens national de l’Ecole n’est pas un problème seulement français, mais que la question a été traitée ailleurs d’une façon bien étrangère à nos logiques : en beaucoup de pays existe un référentiel fort de valeurs et de finalités, dont la force-même donne paradoxalement aux acteurs une grande liberté d’agir sous son ombrelle. Ce sont par exemple tous ces pays où les « programmes » d’enseignement sont à la fois plus clairs sur les finalités et bien moins détaillés et pointillistes au niveau national, laissant aux acteurs locaux l’ajustement et l’enrichissement qui ne peuvent être construits qu’en référence à un contexte, de société, de vie, de ressources et de projets.
Or en France ces deux choses manquent. Premièrement, il n’existe pas de texte de référence, à haut rang juridique, qui définirait les finalités de cette éducation nationale, comme cela existe en bien des pays. Cela correspond sans doute en France à l’idée que tout cela peut rester « implicite », ou qu’il n’est pas lieu d’en discuter. Et cela laisse aux ministres successifs toute liberté pour jouer avec des décisions qui ne sont en effet rattachées à aucune finalité supérieure et permanente : une partie du désarroi vient de là : on ne sait pas où l’Ecole va.
Ensuite, il existe une peur injustifiée du « local », certes liée à l’histoire, mais qu’il convient de dépasser. L’enseignement du peuple s’est bâti autour d’écoles communales et donc d’un niveau « local » qui, dans un cadre national ferme sur ses principes et finalités, a donné d’excellents résultats, y compris en termes de développement démocratique. La massification de l’Ecole initiée dans les années 1960, notamment au niveau des collèges, s’est en revanche faite « hors sol » : bâtiments conçus à Paris, enseignants nommés à l’échelle nationale étrangers aux populations qu’ils rencontraient, programmes et examens nationaux impératifs dans les moindre détails. Quand la collectivité départementale a été mise à contribution, ce fut pour payer, non pour créer un lien de territoire allant jusqu’à ce qui s’enseigne. Déresponsabilisant tous les acteurs, enseignants, familles, élus, responsables associatifs ou culturels.
Ce n’est que dans ce lien entre un échelon national bien plus assuré et des échelons locaux bien plus valorisés que peuvent se résoudre les dilemmes de l’éducation nationale en France. Il y faudra du temps et de la résolution, mais il y aura au bout du compte des élèves qui se trouveront mieux que dans l’actuelle Ecole injuste et inadaptée et des enseignants qui seront rendus pleinement à une fonction à la fois régalienne et d’intellectuels au service.
Les budgets de l’éducation ne devront de leur côté plus être pensés comme ceux d’un service public qui coûte de l’argent, mais comme ceux d’une mission majeure bénéficiant à tous, et réglant certaines des difficultés à vivre que la communauté nationale vient une nouvelle fois d’exhiber.
Roger-François Gauthier