Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
La notion de crise peut être envisagée comme un moment ou comme un état.
La crise appréhendée comme un moment crucial, un carrefour critique, est « un moment d’entre-deux ». Ce qui était n’est désormais plus possible, et ce qui sera n’est pas encore. C’est un temps vécu comme indécidable, alors même qu’il serait urgent de prendre des décisions. Un évènement a modifié un ensemble en équilibre et les places occupées dans cet ensemble. Il y a passage d’un état stable à un état de désorganisation ouvrant à terme sur un équilibre autre.
La notion d’état de crise conduit à l’idée d’un système dans lequel la perturbation de certains éléments, entraîne un enchaînement de désorganisations/réorganisations modifiant l’ensemble du système. Il s’agit alors d’une transformation par auto-réorganisation et par accélération de la complexification d’un ensemble vivant devenu instable. L‘apparition constante d’éléments nouveaux entraîne une modification structurelle du système qui ne peut revenir à son état antérieur. Or, c’est le propre du vivant que d’être un processus d’auto-complexification faisant appel à des remaniements constants. C’est l’accélération de ce processus qui est vécu comme faisant crise.
Avec l’idée de « moment de crise » on imagine et on espère un retour rapide à l’état antérieur considéré comme « normal ». Avec la notion d’« état de crise » il nous faut oublier tout retour à la situation antérieure.
Le vécu de crise est un haut lieu d’insécurité et d’angoisse car on ne peut comprendre ce dans quoi on est pris, puisque les repères antérieurs ne permettent pas de penser la situation nouvelle. Pour un enfant pris dans un vécu de crise, la nécessaire « continuité de soi » le conduit à maintenir et à défendre son mode antérieur d’existence au regard d’un ordre précédemment établi, dans lequel il s’est construit. Le mode antérieur d’existence à protéger peut être extérieur ou intérieur.
Ainsi le « tout, tout de suite » d’un adolescent incapable de différer et d’assumer la frustration fait priorité, en s’imposant à lui comme son seul moyen de satisfaction de son manque et de prise de pouvoir sur le monde. Dès lors, la nécessité du changement mis en évidence par le vécu de crise demande à l’enfant une déconstruction de ses représentations. C’est par cette déconstruction qu’il peut accéder à des clés et des modes de compréhension nouveaux.
Les enjeux de la façon dont un adulte appréhende et accompagne les moments de crises sont considérables, car en tant que rupture des équilibres installés, la crise est un moment à haut risque de repli défensif et de passage à l’acte destructeur pour un enfant. Il est en même temps l’espace privilégié des remaniements créatifs pouvant ouvrir à des progrès insoupçonnés…
Il y a nécessité d’identifier le vécu de crise chez un enfant accompagné. Il s’agit de mettre des mots sur les tensions qu’il éprouve et sur les réactions qui le portent au repli, à la révolte ou au passage à l’acte violent, afin de fonder ces phénomènes comme étant l’ordinaire de l’humain. Tout humain en passe par là et se doit de mettre en travail la capacité à sortir de l’emprise de ses pulsions et à dépasser ses réactions « spontanées » afin d’accéder à la capacité de prendre pouvoir sur lui-même. Un tel « placement de la crise dans l’ordinaire de l’humain » a une fonction d’apaisement. Ces ressentis ne sont pas « anormaux », d’autres les ont éprouvés et en sont sortis grandis.
Le travail éducatif ne consiste pas à éviter la crise mais à identifier et à assumer les moments de crise, en permettant à la personne de les reconnaître et de se familiariser avec ses ressentis, ses perceptions, ses émotions, et les effets de ses pulsions. Cela peut se faire « à bas bruit », dans des contextes apaisés et avec des enjeux atténués. C’est, pour l’enfant ou l’adolescent, un travail d’auto-apprivoisement de ses émotions, de ses ressentis et de ses ressentiments…
C’est un rapport à l’inconnu « ouvert » qui peut se construire dans ces moments de crise. Les traversées de ces zones d’insécurité permettent une consolidation de la confiance en soi et de l’estime de soi par l’expérience de la continuité de soi, au-delà de la perte momentanée de ses repères et de ses certitudes. L’enfant face à de nouvelles crises est conduit à se dire : « J’en ai vu d’autres ».
Pour un enseignant, comment identifier le vécu de crise ?
Le vécu de crise, on le reconnaît par des signes d’incompréhension violente ou d’apathie absolue. Quelque chose n’imprime pas ou quelque chose imprime tellement qu’il y a de l’inexplicable chez certains enfants. La plupart du temps, on en rajoute une couche, donc on réexplique. On fait du forcing pédagogique plutôt que de poser la question du pourquoi c’est difficile à comprendre ou pourquoi ça ne doit pas être compris.
Donc, porter son attention non sur ce qui fonctionne, c’est-à-dire, dans l’adhésion à la parole du maître, mais aux réactions de refus de la parole du maître, ces réactions étant les indicateurs que quelque chose-là est un mode de compréhension qui a une raison de résister. Cette raison peut être logée dans le contenu du savoir, mais elle peut être tout à fait ailleurs. Si c’est le contenu du savoir, on touche là à la question, non pas de la mémorisation mais de l’intégration. Si elle est logée ailleurs, c’est que quelque chose est en saturation chez un enfant, car il a quelque chose d’autre qui le préoccupe. Ça vaut le coup de construire dans le groupe classe un droit à être ailleurs. C’est la question de l’attention à chacun pour construire quelque chose.
S’attacher à détecter ces signes et les prendre en compte pose la question de la formation des enseignants, surtout pour les enseignements du secondaire qui fonctionnent par discipline, avec une certaine taylorisation des savoirs : les liens avec les réalités autres, et notamment la prise en compte du singulier, y est pratiquement interdite.
Est-ce qu’au fond, un enfant qui résiste est un enfant qui dit oui à son état de crise, et au contraire, un enfant qui est « bon élève » est un enfant qui évite cet état de crise naturel ?
Un état de crise est un état de perturbation dans lequel on est pris. L’enfant qui dit oui à son état de crise est un enfant qui est pris dans la complexité de ce qu’il vit, tant intérieurement qu’extérieurement. Un enfant qui est dans la norme est un enfant dont le danger est qu’il n’ait pas de vrai soi, qu’il soit dans la soumission aux attentes d’autrui. Il est dans la simplification du réel : il évacue les contradictions qu’il vit, intérieures à lui-même. Or, pour être auteur de son développement, il lui faut travailler avec les forces qui le travaillent.
Est-ce que ça pourrait être le travail d’un enseignant de favoriser des états de crise en classe ?
Ce qui se joue là c’est le passage d’un enseignement basé sur la mémorisation – l’entonnoir – à un enseignement basé sur l’élaboration (j’ai des clés, mais il faut que je cherche la serrure).
Mais le maître qui créerait les états de crise serait le dieu tout puissant qui manipule ses élèves. C’est la différence entre le travail nécessaire de désillusionnement, c’est-à-dire de la confrontation de tout humain à la réalité, ce qui manque quand c’est l’adulte qui désillusionne l’enfant. L’adulte doit avant tout accompagner le désillusionnement. L’enseignant a suffisamment d’éléments de crise pour utiliser ce qui se passe.
Ce serait quoi l’état de crise chez un enseignant ?
Un enseignant qui ne serait pas ouvert à la notion de crise, serait un « machin ». N’importe quel ectoplasme à sa place ferait la même chose. Et c’est un vrai danger que d’envisager un enseignement par un humain machine qui n’aurait aucune implication, qui n’aurait aucune attention à ce qui se passe chez l’enfant, parce qu’il serait neutre.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain