Addiction, manipulation, troubles cognitifs, isolement, cyberviolence … : peut-on dépasser les préjugés sur les relations entre « les-z-enfants-z-et les-z-écrans » tout en prenant en considération de légitimes interrogations sur le numérique ? Un ouvrage collectif, publié sous la direction d’Anne Cordier et Séverine Erhel, vient rassembler des synthèses limpides de 17 chercheurs et chercheuses. Le travail mené s’avère indispensable : pour confronter le discours de la peur aux études scientifiques, pour éclairer nos biais de compréhension, pour nous redonner du pouvoir d’agir.
Panique morale vs parole experte
Entre juin 2020 et juin 2022, 85% des articles parus dans la presse quotidienne française sur « les enfants et les écrans » abordaient le thème sous l’angle des « risques », en particulier d’addiction. Nombreux établissements scolaires limitent eux-mêmes l’éducation au numérique à des interventions ponctuelles, et externalisées, sur les « dangers d’internet ». Pourquoi tant de haine ? Parce que les médias le perçoivent comme une menace dans leur pouvoir de façonner l’opinion, l’Ecole comme un rival dans sa mainmise sur les savoirs, les parents comme un obstacle à leur volonté de contrôle ? D’autres « paniques morales » ont fait des ravages par le passé, rappellent les autrices : les flippers, les mods, les jeux vidéos, le rap… L’idéologie de la peur et de la stigmatisation (des jeunes, des technologies innovantes, des pratiques nouvelles) porte des fantasmes, des valeurs et un imaginaire, lourds de conséquences : « les publics juvéniles, enfants comme adolescents, se trouvent aujourd’hui pris au cœur d’une tourmente médiatique et d’une panique morale qui nuisent tant à leur considération qu’à l’éducation auxquelles ils ont droit. ».
La démarche ici choisie vise à donner « la parole à des experts identifiés », à leur confier des thèmes spécifiques, à croiser les regards sur chaque question. Dix questions sont ainsi traitées par 17 chercheurs et chercheuses en psychologie, sciences de l’information et de la communication, psychiatrie, sociologie, neurosciences. Les questions posées sont vives : les écrans altèrent-ils le développement de l’enfant et de l’adolescent ? le numérique favorise-t-il le développement de troubles neurodéveloppementaux ? fait-il diminuer l’intelligence ? les écrans altèrent-ils les relations au sein de la famille ? les jeux vidéos sont-ils nuisibles pour la santé physique et psychique ? les jeunes sont-ils crédules face aux écrans ? ceux-ci sont-ils responsables d’une inculture juvénile ? les dispositifs numériques éducatifs sont-ils inefficaces pour apprendre ? apprendre en s’amusant avec le numérique, est-ce un mirage ? les réseaux sociaux altèrent-ils les liens sociaux des adolescents ?
Regarder autrement
Quand elles s’appuient comme ici sur des études scientifiques, les plus solides, systématiquement croisées, les analyses montrent combien les idées reçues reposent sur des biais de compréhension, voire des stratégies de manipulation.
L’a priori hostile rend manichéen, donc borgne. Or les jeux vidéos ont effectivement certains effets positifs sur les capacités attentionnelles. Les réseaux sociaux « loin d’isoler les individus, contribuent à l’entretien du capital social de ces derniers », apprennent « à être soi à travers des échanges avec les autres », constituent un espace d’information, de prescription, d’apprentissage, de créativité, de partage. « Le numérique peut avoir de nombreux usages positifs pour les enfants avec trouble du neurodéveloppement » tel que l’autisme. Les écrans dans la famille viennent aussi « fabriquer du collectif ». Le numérique favorise non l’inculture des jeunes mais l’émergence d’une « technoculture » qui ouvre des possibles et brouille les cartes : y règnent « le bricolage généralisé » et la « consomm-action », « le rapport des filles à la culture » s’y trouve « technologisé » tandis que les garçons entrent « dans le régime conversationnel jusqu’alors connoté comme féminin », la « cosmopolitisation des répertoires culturels » permet de dépasser « les équilibres issus de l’histoire des guerres ou de la colonisation. » Etc.
Nos raisonnements sont trop souvent faussés. Fréquente est la confusion entre cooccurrence, corrélation, causalité : par exemple, il n’y a pas de lien scientifiquement établi entre « la présence accrue des écrans » et l’augmentation des troubles de l’apprentissage ou du comportement. On inverse aussi cause et conséquence : « il n’est pas possible de savoir si la télévision affecte l’intelligence ou si une faible intelligence conduit à regarder la télévision ou si [jouent] d’autres variables comme le niveau socioculturel de la famille ». On extrapole parfois : « certains professionnels de la petite enfance brandissent des constats cliniques comme des faits scientifiques généralisables à l’ensemble de la population ». Voire on exagère les résultats d’enquêtes qui révèlent des effets nuls ou faibles.
Des troubles de la perception empêchent aussi de voir l’essentiel. La focalisation s’opère sur la surface, celle des « z-écrans », et on néglige alors de prendre en considération les contenus (leur nature, leur qualité, leur potentialité, leur diversité) ou de questionner la temporalité des usages (les moments d’exposition apparaissent plus décisifs encore que leur durée). Dans l’Ecole, la focalisation se fait sur « l’outil » alors que le plus important c’est « l’approche pédagogique » (en particulier quand elle est « constructiviste ») ou la possibilité de rétroactions (par exemple des « feedbacks sur tablettes » comme le montre le projet E-Fran « ACTIF » mené dans l’académie de Rennes). On oublie aussi de contextualiser. Ainsi, le cyberharcèlement ne peut être isolé des phénomènes de harcèlement dans l’espace scolaire, ni des stéréotypes (sexistes, homophobes, racistes, classistes, physiques…) qui restent à déconstruire et combattre, ni de « la violence qui frappe partout, à tout âge et dans tous les milieux ». De même, « le trouble du jeu vidéo ne peut en aucun cas être considéré comme la simple résultante d’une activité de jeu trop importante mais dépend plutôt de plusieurs facteurs de risques en interactions » comme « les troubles de l’humeur, la faiblesse des compétences sociales ou la perturbation des relations familiales ». On omet d’historiciser les changements : le numérique ne fait en réalité que prolonger « la poussée de l’individualisme et la transformation des liens dans les familles depuis les années 60 ». Une mauvaise hiérarchie des problèmes nous aveugle, par exemple l’obsession des fake news : « apprendre à évaluer l’information ne nécessite pas seulement une capacité à discerner les sources selon leur degré présumé de fiabilité », il s’agit plutôt de « comprendre les mécanismes sociaux et culturels qui fondent leur autorité ainsi que les logiques socio-économiques sous jacentes », de « favoriser « une responsabilité à la fois critique et éthique ».
On déplace même parfois la responsabilité : « Il existe une nette corrélation entre les pratiques intensives des parents et celles de leurs enfants, et l’exemplarité dans les familles est plus efficace que toute autre injonction. Ces parents absorbés par les écrans sont-ils seuls responsables voire coupables ? Peut-on leur demander de contrecarrer à eux seuls ce que transmet l’ensemble d’une société valorisant la technique, la connexion instantanée, la rapidité, la performance ? »
Agir enfin ?
Le discours fantasmatique sur le numérique nous empêche non seulement de voir la complexité de la réalité, mais aussi d’agir utilement. Paralysés par un sentiment de peur, d’impuissance ou de culpabilité, les éducateurs, parents et enseignants, risquent d’avoir pour seules réponses de vains cris de déploration et de contreproductifs gestes d’interdiction : ils risquent de s’abandonner au fatalisme.
Le discours rationnel sur le numérique nous invite au contraire à saisir le réel, à bras-le-corps. En matière numérique aussi, le capital culturel s’avère déterminant, ce qui doit nous amener à combattre les fortes inégalités, d’équipement, mais aussi d’usage, (passif / actif, répétitif / créatif) et de réflexion (« ne pas comprendre que les réseaux sociaux sont des jeux de masques expose à de nombreuses déconvenues »).
Et, à condition de sortir du climat anxiogène, l’éducation redevient possible. Du côté des parents, experts et expertes soulignent fréquemment le nécessaire accompagnement des pratiques : les interactions verbales permettent de « discuter, questionner, faire du lien, mettre en perspective les contenus proposés » jusqu’à créer une culture et une réflexivité partagées. Du côté de l’Ecole, le rôle des enseignant.es s’avère essentiel et le champ d’action est large, dans le quotidien de la classe (« si plusieurs études ont rapporté des effets positifs des écrans tactiles sur l’acquisition du vocabulaire, les plus grands bénéfices ont été observés lorsque l’utilisation était accompagnée par les adultes ») comme dans les importants enjeux à saisir (comme nous y invitait Louise Merzeau, s’impose « une formation à la présence numérique qui suppose réflexivité sur ses traces et conscience de ses actes en ligne »). Anne Cordier et Séverine Erhel soulignent aussi la responsabilité des plateformes et entreprises du numérique : une économie à réguler pour que leurs pratiques soient plus transparentes et plus éthiques. « Favoriser le pouvoir d’agir des citoyens, c’est aussi, nous en sommes tous convaincus, soutenir la culture du libre, en donnant aux internautes le pouvoir de gérer leurs données et se libérer des enclosures. »
Au travail.
Jean-Michel Le Baut
Les enfants et les écrans, coordonné par Anne Cordier et Séverine Erhel, Editions Retz, juin 2023, ISBN-10 : 2725643813
Sur le site de la maison d’édition
Anne Cordier dans Le Café pédagogique