Stéphane Lacaze est professeur de Mathématiques-Sciences Physiques en Lycée professionnel. Il y a peu, il finissait sur un brancard à la suite d’un malaise pendant ses heures de travail. Un malaise qui incombe principalement à son métier. Stéphane Lacaze nous raconte une vie au service du lycée professionnel, une vie au service des élèves.
Il y a quelques jours, en arrêt maladie pour « épuisement professionnel », j’ai envoyé une copie de mon arrêt au service de la médecine de prévention pour les statistiques. Le service de la médecine préventive m’a rappelé parce qu’ils ne savaient pas qu’en faire, il n’y a plus de médecin de prévention dans mon rectorat, plus personne pour enregistrer le motif de cet arrêt. Il est parti au classement vertical dans mon dossier. Juste un désagrément, une preuve de délitement supplémentaire. Mon médecin et mes collègues m’avaient prévenu qu’il fallait que je « lève le pied » Mais je crois que je n’avais pas bien entendu…
Comme partout, dans mon lycée, les titulaires se font rares, les collègues qui partent en retraite ont du mal à être remplacés par un titulaire et c’est donc un contractuel qui vient occuper le poste. Hélas, les contractuels n’ont ni l’expérience ni l’implication nécessaire pour gérer les classes difficiles et encore moins pour en être prof principal. C’est donc naturellement que j’ai accepté cette tâche à la demande de mon administration.
Première erreur…
La section dans laquelle j’enseigne a, depuis des années, vocation à accueillir un peu tous les élèves en grande difficulté scolaire et d’orientation en fin de collège. Je suis professeur de mathématiques et de sciences physiques dans une SEP (Section d’Enseignement Professionnel) car nous ne sommes plus un lycée professionnel indépendant depuis quelques années et nous formons ce qu’on appelle un Lycée Polyvalent (Général, Technologique et Professionnel, dans cet ordre…). Cette année, après tout ce que l’on sait – COVID, désintérêt pour la chose scolaire, perte de repères familiaux… – les élèves accueillis sont encore moins motivés que les années précédentes, seuls quatre ont choisi la section en premier vœu à l’issue du collège. Les 20 autres ont soit choisi un autre établissement – d’un département voisin, à moins de 50 km de chez eux…, soit une autre section, soit un autre diplôme, mais par apprentissage et n’ont pas trouvé d’employeur. Pour faire clair, un élève sur six a choisi son affectation, tous les autres sont là par défaut.
Il a donc fallu réorienter, rencontrer les familles, expliquer, punir, sanctionner tous ceux qui ne voulaient ou ne pouvaient rentrer dans le moule. Le boulot de prof principal d’une section de seconde en lycée pro n’est jamais simple.
Deuxième erreur…
Il y a plus longtemps encore, on nous avait dit, que pour plus d’équité, il ne fallait plus que nos élèves prennent quatre ans pour avoir un vrai bac. Qu’il ne servait à rien de prendre une année pour revenir un pas en arrière sur les difficultés de ces élèves à en être, justement, des élèves. Et, comme j’avais choisi le lycée pro par vocation, je me suis investi dans la lutte syndicale pour défendre aussi ma corporation : le PLP (Professeurs des Lycées Professionnels). Mon mariage n’y a pas résisté. Mais je n’ai pas lâché cette lutte, j’ai continué à défendre mes collègues, au moins ceux qui sont autour de moi, dans mon lycée.
Troisième erreur…
J’étais entré dans la fonction publique parce que je suis un gars de gauche qui croit dur comme fer que l’éducation doit être gratuite et équitable, que ce doit être un service public et que chacun a droit à une équité des chances, qu’on doit donner plus à ceux qui en ont le plus besoin. Je suis issu d’un milieu d’ouvriers et agricole, j’ai saisi la chance de l’école pour changer de condition et devenir cadre. Je croyais à l’école républicaine et l’ascenseur social. Alors pour renvoyer l’ascenseur, je suis devenu PLP. Et un temps, j’ai fait du bon boulot. Mais un lycéen professionnel ça coûte trop cher. Alors, on nous a enlevé petit à petit toutes les ressources qui nous permettaient de travailler correctement. Et les collègues, ceux qui y croyaient, ont commencé à souffrir. Ce n’était pas hier mais au tournant des années 2000…
Je me suis penché sur nos conditions de travail et je me suis aperçu que l’État est un mauvais employeur (peut-être le pire), alors j’ai lutté pour qu’on ait une médecine du travail, pour des CHSCT, pour faire de la prévention et on avait presque gagné : on a recruté des médecins du travail, mis en place des CHSCT à tous les niveaux – départements, académies et même ministère. Malheureusement, le ministère de l’Éducation Nationale n’a jamais joué le jeu. J’ai envoyé une lettre de démission du secrétariat du CHSCT directement au ministre et je me suis arrêté pour deux hernies discales et surmenage, j’ai obtenu une Reconnaissance de la Qualité de Travailleur en situation de Handicap, 1 000 points et un vrai poste – j’étais remplaçant, TZR ou Titulaire d’une Zone de Remplacement – dans mon lycée actuel…
Déjà, j’aurais dû comprendre.
Et puis il y a tout le reste, les enfants qui grandissent, les études à payer, la maison, la maladie, les accidents, enfin tout ce qui fait une vie. Alors on essaye de faire bonne figure, de s’investir dans le boulot, mais juste ce qu’il faut, pas trop. On rebâtit une nouvelle vie. On espère qu’en avançant dans les échelons les difficultés financières vont s’estomper mais même en progressant, à l’ancienneté comme tout un chacun, on s’aperçoit qu’il y a de moins en moins de cinés, de concerts, de restaurants, que les vacances sont moins longues, moins lointaines, moins dépaysantes. Le pouvoir d’achat ne progresse pas, on bosse et on entend qu’« on fout rien, qu’on est toujours en vacances » et tous les lieux communs qui ont trait à notre boulot. Au début, on demande « pourquoi tu ne prends pas ma place ? » et après avoir entendu des dizaines « ah, mais non, moi je pourrais pas, les gosses… », imaginé la suite et trouvé plus ou moins la réponse. On sait pourquoi : c’est un boulot mal payé et tout le monde préfère le laisser à d’autres. Puis on laisse couler et on repart, son bâton de pèlerin à la main, continuer à essayer de sauver le monde en sauvant leurs gosses.
Quatrième erreur, ça ne coule pas, ça racle.
Et un jour, c’est un président qui vient te le dire… Et qui te dit, en plus, que si tu veux être mieux payé, tu n’as qu’à bosser un peu plus et signer « un pacte »… Sauf que là, ben tu es déjà au maximum !
Cherchez l’erreur.
Quelques jours plus tard, quand tu surveilles les élèves d’un CFA privé qui ne s’est pas offert de formateurs assez diplômés pour faire passer les examens à leurs apprentis, c’est la goutte d’eau, le malaise : les collègues me demandent d’arrêter et de rentrer, je crois que c’est l’arrêt de trop… Tu te demandes, au bord de la crise cardiaque, sur un lit de l’infirmerie, vide, si tu pourras retourner à ce jeu délétère et tu te poses la question de ton avenir…
Si quelqu’un a la réponse, moi, je ne l’ai pas, pas encore…
Stéphane LACAZE,
PLP Mathématiques Sciences Physiques