Elsa Bouteville enseigne dans une école de Bagneux. Membre du collectif des Territoires vivants de la République. Elle donne dans cette tribune la parole à Mohamed Anouar, un élève qu’elle a eu en classe de CM2 l’an passé. Une manière de laisser la place aux enfants, en qui elle croit.
Vendredi 30 juin, la fête de l’école a été annulée. Par mesure de précaution, la rectrice de l’académie de Versailles en a pris la décision. A l’heure où les familles étaient censées passer la grille de l’école, elles sont tout simplement rentrées chez elle. Sur le trottoir, Mohamed Anouar attendait son frère. Ce n’est pas n’importe qui, Mohamed Anouar. Du haut de ses 12 ans, il a ses propres idées sur les évènements. La banlieue, il connait. D’ailleurs, il a très envie d’en parler. Quand il commence, on a du mal à l’arrêter. Et là, devant l’école refermée, ça y est c’est parti, monsieur se lance dans une longue analyse des quartiers. Il n’est pas de ceux qui se contentent de dire que « casser les magasins du quartier ça sert à rien » ou que « hier soir ça a chauffé, on arrivait pas à dormir », non, il va plus loin Mohamed Anouar. Et puisque je l’écoute, il me demande de noter et, si je peux, relayer sa parole en précisant qu’il est « grand politicien ».
Certains riront sans doute des propos tenus par un gamin de 12 ans du côté de Bagneux. Ceux qui préfèrent écouter les adultes sachant parler, eux, sachant penser, eux, et connaissant soi-disant la situation mieux que personne. C’est qu’ils ne connaissent pas Mohamed Anouar. Sûr, il échappe aux caméras qui guettent les émeutiers, aux médias en quête de sensationnel. Il a autre chose à montrer, autre chose à dire.
« Pour moi, le problème c’est qu’on vit dans un ghetto et les gens laissent toujours ceux qui ont un costume, une cravate et un chapeau, faire les lois. Les aristocrates, c’est toujours eux qui font la loi alors que les banlieues ont jamais le droit de parler. C’est eux qu’on doit interroger. On vit dans un monde enfermé dans un ghetto et quand on parle de justice, c’est toujours ceux qui ont un chapeau qui parlent. C’est des gens qui ont fait des études et c’est eux qui parlent. Ce que je veux dire c’est qu’il faut que tout le monde participe à penser. Que tout le monde participe à penser, voilà, que tout le monde soit sur la même marche.
Quand on parle de banlieue c’est les gens qui connaissent pas qui parlent alors que c’est ceux qui le vivent, qui connaissent cette situation qui doivent parler. Ceux qui connaissent pas balancent des préjugés.
Moi si je suis ministre de la banlieue je propose d’ouvrir des lieux publics pour tout le monde, que les gens rentrent dedans, avec des salles où les gens parlent ensemble. Des gens pauvres, mal vus, avec des gens qui vivent bien. Ils parleraient de leur vie, comment ils sont. Qu’ils interagissent, qu’ils réussissent à faire en sorte que tout le monde soit égal. Ce serait la commission de l’égalité. Pas de président, rien. Faut que les deux parties comprennent qu’il y aura qu’un parti qu’on appellerait le parti de l’égalité. Dans chaque école il y aurait la commission de l’égalité. Eux, les enfants, ils devront prendre leurs propres décisions. Ce sera comme ça, jusqu’à un beau monde comme dans un conte de fée.
C’est pas un homme qui doit définir sa philosophie du « non ghetto » mais tout le monde. Y a des grands philosophes qui interprètent le ghetto mais qui le connaissent pas. On doit prendre toutes les philosophies du monde et les faire en une. En fait, il y en aurait une seule sinon ça va diviser beaucoup de personnes. Ma personne préférée c’est celle qui partage l’opinion, qui met pas que son opinion en avant. Les gens qui sont dans le grand ghetto, les riches, qui ont le lien avec la politique, pensent que par leur opinion. Personne doit prendre la tête du gouvernement mais tout le monde. Tout le monde. »
Il avait encore envie de parler, Mohamed Anouar, encore beaucoup de choses à penser, beaucoup de choses à dire. Déjà, l’année passée, lors d’une sortie avec la classe de CM2, c’est lui qui, dans la crypte du Panthéon, au milieu des grands hommes et des grandes femmes, s’était allongé sur une pierre et avait dit « Je réserve ma place ». Lui aussi qui avait demandé pourquoi il n’y avait pas d’arabe au Panthéon. Une manière de revendiquer qu’il aimerait en être lui aussi, de la nation, de ce monde « d’en haut », de ceux qui décident, pensent et font les lois. Ne pas se cantonner à regarder les autres parler banlieue, légiférer banlieue, philosopher banlieue sans en être soi-même partie prenante, sans en être représenté nulle part.
Au fond, c’était peut-être ça, le sens de son message, un appel à la mixité. Rassembler deux mondes clivés, casser les ghettos, permettre à des jeunes comme lui d’entrer dans la cour des « grands ».
Elsa Bouteville