Mercredi 28 juin, le ministère soumettait aux syndicats le projet de texte sur l’éviction de l’élève harceleur lors du CSE, l’élève dont « le comportement intentionnel et répété fait peser un risque sur la sécurité ou la santé d’autres élèves de l’école ». Le texte a recueilli O voix pour, 57 contre. Un carton rouge pour la rue de grenelle. Pour la très grande majorité des organisations présentes, syndicales, lycéennes ou de parents d’élèves, ce texte est opportuniste. Il traite de manière peu sérieuse la question complexe du harcèlement en en faisant un problème individuel, niant le phénomène de groupe et sociétal. Margot Déage, chercheuse en sociologie de l’éducation a mené une recherche entre 2016 et 2018 sur la réputation des jeunes et ses conséquences en termes de harcèlement et cyberharcèlement. Elle nous donne un éclairage scientifique sur une thématique ô combien actuelle.
Les réputations, un enjeu majeur du harcèlement ?
Le harcèlement est un concept qui vient de la psychologie sociale et qui désigne les actions perpétrées à répétition et dans l’intention de nuire, mettant la victime dans une incapacité à se défendre. Quand j’ai commencé mes recherches, je trouvais que cette définition était orientée sur les conséquences d’un phénomène aux contours assez vagues. Alors j’ai choisi d’en comprendre les causes et de mettre au jour son contenu social en l’analysant au prisme des réputations. La réputation, c’est la synthèse des jugements à l’égard d’une personne. Pour le dire simplement, vous pensez quelque chose de quelqu’un, vous en parlez avec d’autres, cette information circule, se négocie, s’installe. Tout le monde jouit d’une réputation plus ou moins bonne qui peut changer avec le temps ou l’évolution des relations. Au collège, elle est particulièrement importante, puisque les adolescents n’ont pas de statut social – diplôme, profession, conjoint – qui permette de les situer et de savoir comment se comporter avec eux. Alors les élèves scrutent et discutent en permanence des tenues, des attitudes, des prises de parole ou des relations des uns et des autres pour se faire un avis. À travers ces commérages, ils découvrent entre les lignes les valeurs de leurs camarades, les attentes spécifiques à l’égard des garçons et des filles. L’ambiance entre pairs est plutôt à la critique et à la méfiance. Dans ces circonstances, il est presque impossible de gagner une bonne réputation. Quand les collégiens disent de quelqu’un qu’il ou elle jouit d’une réputation, il s’agit la plupart du temps d’une mauvaise réputation. L’adolescent est désigné ainsi parce qu’il ou elle transgresse les normes des adultes.
Est-ce un phénomène nouveau ?
Le harcèlement n’est pas un phénomène nouveau. Dan Olweus a commencé à l’étudier dès les années 1970 en Suède et en Norvège. Dans les années 1980-1990, la thématique a été investie dans le monde entier par les chercheurs et les politiques publiques. La Grande-Bretagne s’est engagée très tôt sur le sujet, en instaurant les premiers numéros verts, les journées nationales contre le harcèlement, les ambassadeurs, etc. Mais en France, les politiques contre la violence à l’école se sont longtemps focalisées sur la question des quartiers dits « sensibles ». Ce n’est qu’à partir des années 2010, avec l’investissement de chercheurs comme Éric Debarbieux, Nicole Catheline, Catherine Blaya, ainsi que la médiatisation d’événements tragiques comme le suicide d’Amanda Todd en 2012 ou celui de Marion Fraisse en 2013 que le ministère de l’Éducation se saisit du sujet.
Tous égaux face au harcèlement ?
Dans ces circonstances scolaires et sociales comparables, le fait de ne pas avoir d’amis est le facteur qui expose le plus aux risques de harcèlement. Au-delà de cela, on observe des variations selon l’âge, l’origine sociale et le genre des élèves. On a encore quelques difficultés à observer les effets de l’origine sociale car le ministère de l’Éducation n’autorise pas à collecter ces informations dans les enquêtes sur la violence. En revanche, on sait qu’au collège, le harcèlement physique et verbal concerne plus fréquemment les jeunes garçons de 6e et de 5e, alors que les filles sont plus exposées au harcèlement sexuel et au cyberharcèlement à partir de la puberté. Lors de l’enquête ethnographique que j’ai menée de 2016 à 2018, dans quatre collèges d’Île-de-France, j’ai pu observer que ces différences étaient liées à une polarisation de la valeur des réputations selon le genre. Pour les garçons, une mauvaise réputation a une valeur positive. Le fait de se faire remarquer en faisant le « caïd », le « rebelle », en faisant une démonstration de leur force physique, en collectionnant des sanctions scolaires ou les conquêtes amoureuses est plutôt valorisé par les pairs. Ainsi, les garçons d’origine populaire, plus éloignés de la culture scolaire, ont plus de facilité à être « populaires », alors que les plus favorisés sont plus facilement exposés au stigmate d' »intello », de « balance » ou d' »efféminé ». À l’inverse, pour les filles, la mauvaise réputation a une valeur négative car on attend d’elles qu’elles soient discrètes, « classes », qu’elles se « respectent » en gardant leurs distances avec les garçons et en se montrant vertueuses. Ainsi, les filles d’origine favorisée évitent plus facilement les stigmates de « putes ».
Les réseaux sociaux, un amplificateur de la réputation et du harcèlement ?
Les écrans ont un effet désinhibiteur pour le meilleur et pour le pire. Le fait de ne pas voir son interlocuteur peut faciliter les confidences, l’expression des émotions, comme cela peut encourager les comportements malveillants, décuplés par des effets d’engrenage dans les échanges en groupe. La forme du réseau permet de répandre très rapidement des contenus néfastes, à n’importe quel moment, depuis n’importe où, sans que les adultes ne soient au courant. Les collégiens que j’ai rencontrés utilisaient Snapchat – un « réseau fantôme » où les messages disparaissent par défaut et où on ne connaît pas les contacts de nos contacts – pour prolonger en privé, en principe sans laisser de traces, les conversations qui ne leur étaient pas autorisées dans la cour de récréation. La Snap Inc. fait son maximum pour garder les jeunes utilisateurs actifs. Au bout d’un moment, des émojis flamme apparaissent en face des conversations, avec un chiffre indiquant le nombre de jours de conversation ininterrompue. Pour un tiers des collégiens, ces émojis étaient un véritable symbole d’amitié voire d’amour, au point qu’ils donnaient leur mot de passe à des amis, pour envoyer des messages les jours où ils n’avaient pas accès à internet. Seulement, les amitiés sont instables à l’adolescence et des ex-relations en quête de vengeance pouvaient facilement se procurer des informations ou des images compromettantes et les diffuser aux contacts de leur cible pour lui « faire une réputation ».
Comment les jeunes gèrent-ils cela ?
Les jeunes ont une position plutôt ambivalente. D’un côté, ils sont angoissés par le harcèlement, terrorisés à l’idée de devenir un « sans amis », mais d’un autre côté, ils ont du mal à identifier les situations, notamment parce que les médias qu’ils regardent se focalisent sur les plus extrêmes, ceux qui mènent au suicide. Ainsi, ils ont tendance à tourner en dérision les agressions physiques, verbales, sexuelles et numériques qu’ils vivent au quotidien. Je les ai régulièrement entendu dire « on rigole », « c’est pour jouer », voire « tu ne vas quand même pas te suicider ». Cette attitude peut être interprétée comme une tentative pour garder la face, ne pas montrer ses sentiments et risquer de passer pour la « victime ». Cette méfiance, ils l’ont aussi en ligne. Les adolescents sont le plus souvent plus au fait des enjeux de la confidentialité et des procédures de signalement que les adultes. Certains font même preuve de sur-vigilance. Durant mon enquête, j’ajoutais des jeunes qui m’y avaient autorisé sur des comptes de recherches créés sur Instagram et Snapchat, certains demandaient à faire un appel en visio pour s’assurer que c’était bien moi. Contrairement aux idées reçues, la plupart des collégiens publient des contenus avec parcimonie et les archivent régulièrement pour ne pas laisser de traces qui pourraient leur nuire.
Exclure l’élève harceleur, une réponse adaptée à cette problématique ?
Il est tout à fait injuste qu’un élève victime de harcèlement ait à payer pour le mal qu’on lui fait en étant contraint changer d’établissement. Seulement, le harcèlement est un phénomène complexe. D’une part, la victime et l’agresseur peuvent alternativement échanger de rôle. D’autre part, le phénomène de réputation tend à multiplier les agresseurs, au point qu’il ne soit pas possible de tous les exclure. Au fond, exclure un harceleur, c’est surtout déplacer le problème parce qu’on sait que ces élèves sont aussi, le plus souvent, des élèves qui ne vont pas bien, sur le plan psychologique ou social, et auxquels il faut apporter une aide, un soutien. sinon ils répéteront le même schéma ailleurs.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Projet de décrêt sur le harcèlement
« À l’école des mauvaises réputations », Margot Déage aux Éditions Puf.