Anne-Cécile Clamagirand est une fidèle lectrice du café pédagogique mais aussi une professeure d’histoire-géographie en Itep. Si elle enseigne dans un Institut Thérapeutique éducatif et pédagogique, c’est par choix. Elle partage avec nous son expérience mais aussi son combat pour faire reconnaître ses élèves mais aussi son statut de professeur…
Cher Café, je suis un peu intimidée car après t’avoir lu depuis plusieurs années, me voilà en train de t’écrire. Si tu en es d’accord, je me propose de te raconter mon quotidien de prof, mes projets, mes coups de mou, de gueule, de cœur bref tout ce qui fait que je me lève le matin pour aller enseigner (comme tous mes collègues que je salue). Mais pour bien commencer notre nouvelle collaboration, faisons connaissance.
« Ma pauvre… »
Petite conversation ordinaire :
- « Enchantée, je m’appelle Anne-Cécile. Mon job ? je suis professeur d’histoire-géo
- Waouh, c’est génial ! Et tu bosses où ?
- En ITEP avec des jeunes porteurs de troubles du comportement
- …. Oh ma pauvre…ça doit être difficile…, t’es tellement courageuse…pourquoi t’es là-bas ? Qu’est ce qui s’est passé ?? ».
Ben en fait…rien. Je ne suis pas le rebus de l’Éducation nationale, je n’ai pas été punie pour avoir dessiné des moustaches sur la photo de notre Ministre. Je travaille de mon plein gré en institut spécialisé depuis 7 ans sans être retenue prisonnière enchainée à mon bureau gardé par une horde de dobermans affamés !
Oups, désolée cher Café, je vais trop vite ! Un ITEP est un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique accueillant des jeunes souffrant de troubles sévères du comportement et étant dans l’impossibilité d’être scolarisés dans un établissement ordinaire. Situé à Trévoux (Ain), l’ITEP Arc en Ciel emploie une cinquantaine de professionnels (personnel administratif et technique, enseignants, éducateurs, psychologues, assistante sociale) qui travaillent de concert dans l’intérêt des jeunes.
Contrairement à la majorité des ITEP habituellement composés d’unités d’enseignement, l’Arc en ciel a la particularité de posséder un collège intégré où 12 professeurs enseignent à une soixantaine d’élèves répartis sur 6 classes allant de la 6ème à la 3ème avec 2 classes spécifiques : la classe Projet (réservée aux grands décrocheurs) et la 3ème Alternance (classe de préprofessionnalisation). Notre but : permettre aux jeunes de raccrocher aux apprentissages par différents moyens mis en place. Les cours suivent les programmes officiels mais nous en adaptons le contenu en fonction des difficultés, des troubles et des pathologies de nos élèves. La pédagogie différenciée fait partie de notre quotidien professionnel. Le petit nombre d’élèves, 10/12 maximum par classe, permet un suivi au plus près de chaque élève. La semaine est entrecoupée de temps durant lesquels les jeunes sont pris en charge sur des ateliers pédagogiques (musique, théâtre, couture, création d’escape game, permaculture etc.), des ateliers de remobilisation (sérigraphie, travail du bois, réparation de vélos, fabrication de cosmétiques, photographie, aquariophilie, etc.) des prises en charge individuelles ou en tout petit groupe (relaxation, jeux habilités sociales, équitation etc) en fonction des besoins identifiés par les professionnels.
L’ensemble de ces mesures a plusieurs buts. Le premier, établir une relation de confiance avec l’élève, dont le rapport à l’adulte et à l’autorité est très souvent altéré. Le second, permettre l’ épanouissement en travaillant les compétences à travers divers supports. Le dernier, ouvrir au maximum sur le monde extérieur pour mener les jeunes vers l’autonomie afin de devenir des citoyens à part entière.
En tant qu’enseignante, je bénéfice, sous l’impulsion de mon responsable pédagogique, d’une grande liberté pour la réalisation de projets. Cette pédagogie est dans l’ADN de l’ITEP. Depuis 2017, j’organise plusieurs programmes par an visant à développer chez les élèves des compétences pédagogiques et éducatives. Cette année, je suis particulièrement fière d’en avoir mené un à bien avec 6 élèves volontaires sur l’identification des lieux de mémoire liés à la Seconde Guerre mondiale à Trévoux. Ce projet « devoir de mémoire » est une réussite dont les répercussions vont au-delà de nos attentes. Je garde un peu de mystère et je te promets, cher Café, de tout te raconter en détail dans une prochaine lettre.
Je me dois aussi d’être franche, mon cher Café : l’ITEP, ce n’est pas « la petite maison dans la praire ». Il ne suffit pas toujours d’avoir de la bonne volonté, de l’énergie à revendre et une voix qui porte pour que tout se passe comme prévu. Malheureusement, certains jeunes sont trop envahis par leurs pathologies pour être accessibles, trop violents, ingérables. Ils refusent en bloc tout ce que nous pouvons leur proposer. Quant aux parents, ils oscillent entre résignation, désespoir ou franche hostilité. Il faut donc apprendre à encaisser les désillusions, les échecs, les analyser, se remettre en question et repartir. Mais cela ne va pas de soi. Depuis mon arrivée, j’ai vu plusieurs enseignants victimes de crises d’angoisse, totalement désemparés par la violence verbale et physique de certains élèves, et préférant quitter l’établissement en cours d’année. Personnellement, je ne revivrai pour rien au monde ma première année, tant elle fut stressante et oppressante. J’ai tenu bon, c’était un pari, je l’ai gagné… jusqu’ici ! Travailler en ITEP, c’est être toujours sur un fil.
C’est aussi apprendre à encaisser les assertions colorées : NON, je ne suis pas une prostituée à l’hygiène douteuse, NON ma mère n’est pas disponible pour une relation incestueuse et NON je ne suis pas partante pour une expérience intime intergénérationnelle. Depuis 7 ans je n’ai pas fait le compte des portes fracassées, classes retournées, bureaux et chaises passés par les fenêtres, vitres brisées, bagarres et menaces. Mais rassure-toi cher Café, avec le temps, j’ai appris à relativiser, à ne pas le prendre « perso », à comprendre que souvent c’est la maladie qui parle. Mais surtout, sache que ces incidents, loin d’être banalisés même s’ils sont quotidiens, trouvent toujours une réponse adéquate et graduée.
Enseigner en ITEP, c’est parfois faire « le deuil » de sa matière en raison de l’altération des capacités cognitives de certains élèves, de la très grande agitation régnant dans les classes. Il faut accepter d’avancer à reculons dans les programmes, de répéter à l’infini dans un vide stratosphérique. La frustration est un mal très répandu parmi nous ! C’est la deuxième cause de départ de mes collègues après le stress. J’avoue que cela me pèse parfois.
Enfin cher Café, travailler en ITEP, c’est aussi se battre pour être reconnu en tant qu’enseignant à part entière. Notre statut de collège privé intégré à un institut nous fait trop souvent passer sous les radars institutionnels. Être correctement identifié au rectorat relève du supplice de Sisyphe – j’ai poliment mais fermement bataillé pendant 4 mois pour obtenir le pass éducation, nous devons détenir le record de fréquence d’erreurs sur nos bulletins de paie, les dispositifs proposés aux collèges ordinaires arrivent difficilement jusqu’à nous…C’est un peu le serpent qui se mord la queue : nous essayons d’intégrer au mieux les élèves mais notre statut nous ostracise.
En conclusion, enseigner en milieu spécialisé ne relève ni de l’héroïsme – je ne serai donc jamais Wonder Woman, ni de la punition masochiste mais bien d’une envie profonde de réaliser un travail de qualité, de mener des projets ambitieux avec des jeunes porteurs de handicap, tout en acceptant les règles bonnes et mauvaises. Il y a des déceptions, nombreuses mais des victoires qui comptent triple. On voit des élèves qui progressent, qui s’épanouissent, qui trouveront une orientation adéquate et leur place dans la société. Aujourd’hui, le manque de moyens dans le milieu hospitalier nous oblige à accueillir de plus en plus de jeunes relevant de la psychiatrie, pour lesquels nous ne sommes pas en mesure d’apporter des réponses adaptées. C’est sans doute sur l’évolution de cette problématique que se jouera mon avenir à l’ITEP.
Voilà cher Café, j’espère que cette première incursion dans la vie d’un ITEP t’a intéressé. Je propose de t’écrire régulièrement pour te raconter mes projets, ma vie de classe, tout ce qui fait mon quotidien de prof en établissement spécialisé. Deal ?
Anne-Cécile Clamagirand
Dessins d’Ariel Malenfer
PS : nous recherchons 2 professeurs d’anglais pour la rentrée 😉
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