Peut-on penser le commentaire en termes d’engagement et de compétences plutôt que comme un exercice formel du français au baccalauréat ? Adeline Darves, enseignante au lycée Arago de Villeneuve Saint-Georges, et Pascale Jallerat, formatrice au CASNAV de Créteil, mènent en ce sens un travail ambitieux auprès d’élèves allophones. Les chemins sont divers : travailler l’image avant le texte, utiliser les outils variés de la Digitale, de la Quizinière et de l’ENT, partager des lectures à voix haute de poèmes dans sa langue native… La prise en considération de l’élève, de son identité, de son parcours, de sa sensibilité favorise le voyage dans la langue et la littérature, l’appropriation vivante de la démarche du commentaire : inspirant pour tous et toutes ?
Ce travail est mené avec des élèves allophones : dans quel contexte exactement ?
Les élèves proposent une première lecture oralisée à leurs camarades. Ces derniers partagent alors leurs impressions via un nuage de mots (Digistorm). Seuls les élèves ne comprenant pas la langue utilisée pour la lecture participent. Ce travail permet de montrer qu’une lecture expressive est déjà un pas vers l’interprétation.
Le travail a été mené avec des élèves allophones scolarisés dans un dispositif UPE2A de niveau lycée général et technologique. La classe compte une vingtaine d’élèves âgés de 15 à 19 ans aux profils et parcours variés. Certains élèves, dont quelques-uns totalement non francophones à leur entrée dans le dispositif, ont progressé de façon fulgurante et accèderont à une classe de première générale ou technologique à la rentrée 2023. D’autres, au parcours scolaire moins solide ou en pointillés et lecteurs précaires, se destinent à un CAP. L’UPE2A est un laboratoire d’expérimentations pédagogiques au sein duquel la problématique de la différenciation s’apparente souvent à un travail de personnalisation. Il s’agit alors d’accompagner les élèves les plus en difficulté dans les apprentissages tout en autorisant l’excellence de certains parcours. Ainsi, la préparation aux épreuves de français doit être amorcée dès l’UPE2A afin de donner le temps aux élèves de s’approprier des méthodes ou d’en effectuer le transfert depuis leur langue d’origine.
L’expérimentation a été menée dans le cadre d’une double réflexion menée au sein d’un groupe de travail du CASNAV de Créteil : l’outil numérique comme levier d’apprentissage du français dans le cadre de la prise en compte des compétences plurilingues des élèves allophones.
Initier des élèves allophones aux démarches de commentaire de l’EAF : voilà un projet a priori ambitieux ! A quelles conditions vous semble-t-il possible ?
Les élèves allophones ne sont pas vierges de tout savoir bien au contraire, l’allophonie fait souvent oublier finalement les compétences langagières et scolaires acquises antérieurement. Ils apprennent ainsi à multiplier les stratégies d’apprentissage et développent une capacité d’adaptation dont nous serions bien incapables. Evidemment, le degré d’expertise dans la langue d’origine et le niveau scolaire influent sur les compétences que l’élève pourra par la suite transférer en français. Un élève maîtrisant sa langue d’origine et aguerri à l’analyse littéraire dans sa scolarité entrera plus rapidement dans le travail du commentaire qui fera écho à des compétences qu’il aura développées dans sa scolarité antérieure. En revanche pour les élèves au parcours scolaire plus fragile, ayant une maîtrise partielle de leur langue, l’enjeu sera double : comprendre et interpréter un texte littéraire puis produire cette interprétation en français. Dans l’optique d’une personnalisation des parcours, les attendus ne seront donc pas les mêmes selon le profil de l’élève.
Vous amenez les élèves à travailler sur une image avant d’aborder le texte : pourquoi ce choix ? comment procédez-vous ?
Le travail sur l’image joue un double rôle. Tout d’abord, comme pour une classe ordinaire il peut s’apparenter à une phase d’accroche, susciter l’intérêt et la curiosité pour le texte qui a inspiré cette gravure. Plus spécifiquement à ce qui relève du travail en UPE2A, l’image permet une approche du lexique qui pourra être rencontré dans le texte et lever ainsi certaines difficultés de compréhension. Les élèves ont tout d’abord rédigé dans leur langue d’origine un texte narratif ou descriptif à partir de la gravure proposée. Il s’agit ici de leur permettre de construire leur pensée sans être entravé par une faible maîtrise de la langue. En effet, la brièveté de certaines productions en français est saisissante et lorsqu’on autorise les élèves à recourir à leur langue d’origine, leurs écrits sont nettement plus longs. Cette brièveté révèle donc une incapacité à dire mais pas à penser et souvent l’amalgame est fait entre les deux.
Après avoir produit un texte en langue d’origine, les élèves sélectionnent deux ou trois mots qui leur semblent les plus importants, ils en cherchent la traduction et les proposent à l’ensemble de la classe via un nuage de mots Digistorm proposé par la Digitale. L’apport du lexique en français par ce partage permet à chacun de trouver, pour l’étape suivante de la production en français, le vocabulaire qui pourrait lui faire défaut. Le poème « Vieille chanson du jeune temps » de Victor Hugo est ensuite découvert et les élèves peuvent le confronter à la gravure.
L’exploration du texte lui-même passe par des moyens numériques variés : quels sont les différents dispositifs de travail et leurs intérêts spécifiques ?
Les outils numériques offrent ainsi une appropriation du lexique rencontré dans le texte littéraire à travers deux activités.
La première activité, outillée par Digiflashcard de La Digitale, reprend les images proposées en accompagnement du poème. Elle se décline sous trois formes dans une complexité croissante : des cartes avec sur une face l’image et l’autre face le mot associé, ensuite un quizz visuel à choix multiples et un dernier exercice d’identification à l’écrit.
La seconde activité de vocabulaire mêle écrit et oral à travers un texte à trous et l’écoute d’une adaptation chantée du poème de Hugo. Elle prend appui sur la Quizinière, logiciel de création d’exercices en ligne de Canopé
De nouveau, les élèves mutualisent leurs propositions interprétatives après avoir à l’écrit via Digistorm de La Digitale mais avec l’option remue méninge et rédigent en langue d’origine leurs impressions : « que ressentez-vous ? que retenez-vous d’important ? »
De façon collégiale, les élèves ont choisi de travailler sur la représentation de la nature dans le poème de Hugo.
Puis les élèves utilisent l’outil collaboratif Digidoc de La Digitale pour construire et partager leurs analyses sur la représentation de la nature.
Ensuite ils rédigent, en s’appuyant sur ce travail, un texte d’analyse dans leur langue d’origine.
Pour finir, les élèves réalisent une carte mentale en français qui leur servira de support pour la réalisation d’un audio en langue d’origine. La carte mentale, réalisée sur l’ENT, permet aux élèves de sélectionner les éléments importants de leur trace écrite en langue d’origine s’en avoir à s’engager dans un fastidieux travail de traduction. En effet, cet outil oblige à une forme de structuration du propos.
Les audios sont ensuite partagés sur un mur collaboratif de l’ENT et les élèves peuvent poursuivre le travail en réalisant en français, après avoir écouté les audios de leurs camarades, une ébauche de commentaire.
Vous amenez aussi les élèves à partager des poèmes de leurs langues d’origine : quelles sont les activités menées autour de ces poèmes ?
Le partage de poèmes en langue d’origine permet de travailler la compétence de la lecture expressive. Les élèves proposent une première lecture oralisée à leurs camarades. Ces derniers partagent alors leurs impressions via un nuage de mots (Digistorm). Seuls les élèves ne comprenant pas la langue utilisée pour la lecture participent. Ce travail permet de montrer qu’une lecture expressive est déjà un pas vers l’interprétation. Les mots proposés dans le nuage de mots varient selon l’intonation, le débit et finalement la lecture interprétative de l’élève.
Les compétences à travailler chez les élèves sont essentiellement de deux ordres : la compétence phonologique (phonographie et prosodie) mais aussi la compétence liée à l’expressivité, c’est-à- dire rendre le rendu des émotions et du sens du texte.
Au final, quels vous semblent les intérêts et plaisirs de telles démarches ?
Si l’appui sur la langue des élèves aboutit à une plus grande implication (valorisation, sentiment de réussite et tâche accessible), ce recours à la langue d’origine permet surtout aux élèves de produire des traces écrites plus développées car la tâche cognitive se trouve décomposée en étapes (la langue n’est alors plus un obstacle à la construction de la pensée). Les élèves allophones ont besoin d’être accompagnés pour passer d’une langue à l’autre, surtout quand cette langue doit devenir la langue avec laquelle ils devront apprendre et poursuivre leurs études.
D’autre part, Antoine Compagnon, dans son article Passer d’une langue à l’autre, donne des idées nouvelles. Il nous rappelle qu' »il est bon de passer d’une langue à l’autre : cela libère des routines de pensée ; cela donne des idées nouvelles ; cela permet de revenir, en meilleure forme, à sa langue. »
Le travail de groupe ou en collaboration a permis aux élèves moins avancés dans la compétence d’analyse ou arrivés récemment dans le dispositif de s’appuyer sur l’expertise de leurs pairs. Enfin, les outils numériques ont rendu possible et instantanée cette collaboration, grâce aux logiciels Digistrom et Digidoc de la digitale et grâce à l’ENT.
Certain.es soutiennent que la littérature est devenue une « langue étrangère » pour beaucoup d’élèves d’aujourd’hui : vos démarches vous semblent-elles pouvoir inspirer des collègues travaillant avec des élèves francophones ?
Nombre de nos élèves sont plurilingues, la valorisation des langues d’origine est un véritable levier pour susciter parfois la mobilisation. En prolongement d’une séquence, on peut par exemple imaginer la découverte d’un texte en langue étrangère pour lequel des hypothèses interprétatives seraient formulées collectivement mais sous l’expertise d’un élève maîtrisant cette langue.
En grammaire, une démarche comparatiste pourrait également s’avérer particulièrement fructueuse pour permettre aux élèves d’adopter une posture réflexive sur leur propre langue en observant les similitudes et variations avec une autre langue (la syntaxe de la négation, au programme de première, s’y prête particulièrement par exemple). C’est une modalité de travail qui sera explorée plus particulièrement l’année prochaine.
Pour les élèves francophones qui sont dans la situation d’analyse d’un texte ou d’une œuvre en français, bien sûr la didactique des langues à tout son intérêt. Elle permet tout d’abord de travailler en pédagogie actionnelle mais surtout elle permet de travailler autrement. Un professeur de langue étrangère explicite les stratégies pour favoriser la réception du message écrit en langue étrangère. Ainsi le professeur de lettres s’inspirant de la didactique des langues étrangères pourrait de même expliciter les stratégies de compréhension d’un texte, apprendre à comprendre le texte avant de l’analyser. Ainsi l’enseignant pourra accompagner les élèves dans la compréhension littérale pour arriver à une analyse littéraire.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Présentation au séminaire académie de Créteil « Enseigner les lettres à l’heure du numérique »
Ressources sur le site du CASNAV de l’académie de Créteil