L’évaluation va-t-elle sauver l’autorité de la technostructure de l’Education nationale ? C’est l’espérance portée par le numéro 178 de la revue de l’AFAE sur « l’évaluation des politiques publiques éducatives ». L’évaluation du système éducatif, son pilotage par les preuves, y sont présentés comme un outil de gouvernance permettant aux dirigeants de retrouver une légitimité qu’ils se désolent de voir érodée. Dans un système où les réformes s’empilent sans aucune évaluation préalable et sans tenir compte des acteurs de terrain, l’usage qui est fait du concept est évidemment politique. C’est la toute la contradiction de ce numéro.
Temps de l’Ecole et temps politique
« Ce numéro 178 d’Administration & Éducation tente d’une part de montrer que la culture de l’évaluation existe dans l’École française, qu’elle possède d’autre part les moyens de servir une politique éducative sur le long terme au vu des enjeux de son pilotage et de l’efficacité qui lui est demandée pour les générations futures. Il interroge in fine l’adéquation souvent complexe entre le temps de l’École et le temps du politique ». Y. Tenne, inspecteur général et ancien directeur de cabinet, résume bien l’ambition et les limites de ce numéro de la revue de l’AFAE, très lue par les cadres supérieurs de l’Education nationale.
L’ambition c’est de convaincre qu’il y a des évaluations neutres, objectives et efficaces dans l’Education nationale. Mais , tout de suite, le politique prend sa place et tempère cette évaluation que l’on voudrait nous présenter comme « prouvée » et scientifique.
Une vision blanquérienne de l’évaluation
Mais c’est JC Ringard, inspecteur général et responsable du suivi de la réforme du lycée sous JM Blanquer, qui explicite, en conclusion du numéro, son objectif. « L’évaluation des politiques publiques en général et celle de l’éducation en particulier sont devenues un outil fondamental du management public… Des progrès ont été réalisés encore récemment sur cette problématique, issus notamment des décisions prises à partir de la loi de 2019 sur l’école de la confiance (création du Conseil d’évaluation de l’École, évaluation des écoles et des établissements, nouvelle organisation de l’Inspection générale…)… Face à la démagogie et aux populismes de toutes sortes et notamment ceux qui surfent sur les sentiments de peur et de replis identitaires, face aux allégations farfelues et autres fakes news facilitées par les réseaux sociaux, il y a lieu aujourd’hui de s’attacher à élever l’évaluation de politique éducative ; non seulement comme un outil de management public au demeurant nécessaire, mais comme un enjeu démocratique qui renforce la crédibilité de l’action publique« .
Face à la contestation des réformes portées sous le quinquennat Macron, l’évaluation devrait permettre de convaincre et d’assurer l’autorité du ministre et des cadres sur le système. L’évaluation est avant tout présentée comme un instrument politique alors même que l’on veut nous persuader qu’elle est objective, neutre, savante. Ce serait même un devoir démocratique. Et pour cela, JC Ringard demande une évaluation « participative » pour assurer la « transparence » « gage de crédibilité« . On retrouve dans ces demandes, dans celle d’inscrire l’évaluation dans la formation, dans le discours sur la nécessité de « mieux expliciter le sens de l’évaluation » les thèmes récurrents du nouveau management public, portés ces dernières années à l’Éducation nationale.
Quand l’administration s’autoévalue…
Et le numéro propose un large éventail des administrations justifiant ce point de vue d’autorité. Le même JC Ringard résume un rapport de la Cour des Comptes de 2017 qui demandait une nouvelle évaluation du système éducatif qui aboutira dans la loi de 2019. C’était un élément d’une réforme plus vaste de l’Education nationale, portée par la Cour dans un rapport, et qui s’installe actuellement.
Le numéro interroge ensuite des services de l’Education nationale. La Depp rappelle son rôle dans la mise en place des outils d’évaluation. Sans surprise, chaque administration autoévalue de façon positive son action. A commencer par le CEE, créé par la loi de 2019 pour remplacer un Cnesco jugé trop indépendant, qui estime que , grâce à son action, « les lignes bougent dans les établissements« , alors que ses procédés d’évaluation sont dénoncés par des syndicats enseignants. L’IGESR se rappelle au souvenir du système éducatif et vante son « évaluation fine et nuancée » et ses « préconisations à la fois réalistes et opérationnelles« . Un proviseur s’autoévalue lui aussi à la même eau.
On a du mal à trouver des propos dissonants dans la revue. Emmanuel Constant, vice-président du CD de Seine Saint-Denis rappelle l’action de département pour l’éducation artistique et culturelle mais estime qu’elle ne peut pas être évaluée. Enfin un article additionne des contributions syndicales et celle de la Dgesco, dans un fourre-tout qui enclot le débat.
Le pilotage par les preuves en question
Parce que rien ne fait plus débat que la conception de l’évaluation portée par la technostructure du ministère. En 2022, l’ouvrage de H Draelants et S Revaz met en dout ecette approche apparemment neutre et objective de l’évaluation. « On assiste à la montée de l’État évaluateur avec la volonté de proposer une politique efficace et pragmatique qui fait appel à la science pour dépasser les clivages idéologiques. Le problème c’est que c’est une façon réductrice de concevoir l’activité scientifique. Il est épistémologiquement problématique de fonder des politiques sur des types de preuves qui sont plutôt inspirés d’autres domaines comme la médecine. En éducation on travaille sur des aspects qui ne peuvent pas être étudiés de la même manière que dans des domaines scientifiques« , nous dit H Draelants. « Cela parait logique de fonder des politiques sur des connaissances solides. D’autant qu’en démocratie on pense que l’ignorance est un ennemi. Mais le problème c’est que ce qui fait preuve est défini de manière très restrictive. Il y a une réduction de la connaissance à certains types seulement de connaissances produites avec certaines méthodes. Le problème c’est que cette norme est portée au pinacle. Or la politique n’a pas besoin que de connaissances. Elle doit aussi faire des choix de valeurs. Quand on rejette le débat idéologique on confine à la technocratie« .
C’est aussi E Gentaz, dans un ouvrage de 2022, qui rappelle que « Aucune discipline scientifique seule ne peut donner raisonnablement de recette pédagogique plus ou moins miraculeuse« . Des analyses théorisées par Anthony S. Bryk pour l’accompagnement des réformes. Il explique l’échec des tentatives réformistes par le mépris dans lequel elles tiennent les acteurs de terrain. Réformer est bien « un art d’application« .
Ce numéro de la revue de l’AFAE offre un excellent article de Régis Malet qui met en perspective la construction de ce modèle d’évaluation. « Le troisième mouvement, décisif pour comprendre le développement contemporain et la fonction politique des évaluations internationales comme le PISA depuis quelques décennies, est celui de la privatisation de l’éducation. Il s’agit d’un tournant qui advient au cours des années 1960 et qui fait glisser progressivement de l’internationalisme éducatif fondé sur la coopération internationale, qui fut porté par l’UNESCO et le BIE, au pragmatisme et à l’interventionnisme global promu par l’OCDE, sous l’impulsion des États-Unis, et qui va progressivement conduire à une dénationalisation et même à une privatisation de l’éducation publique, processus qui est encore en cours et dont le PISA est un instrument essentiel… L’approche dominante de l’évaluation de l’offre d’éducation est désormais une approche à la fois individualisante, compétitive et adaptative, et faiblement sociétale, que ce soit dans son inspiration ou dans son horizon« .
Il lance une interrogation qui s’adresse aussi aux coordonateurs de ce numéro. « Dans ce contexte, comment intégrer une éducation publique inspirée par les théories du capital humain dans le cadre d’un projet d’éducation démocratique est une question qui ne saurait être ignorée« . Nous revoilà avec une question politique.
François Jarraud
L’évaluation des politiques publiques éducatives, Revue de l’AFAE, n°178