Fans de westerns en technicolor et des immensités désertiques, adorateurs de « E.T. » et autres « Rencontres du 3ème type », adeptes du pays des merveilles, territoire loufoque, poétique et mélancolique à la fois, où les enfants sont plus ‘adultes’ que leurs parents, « Asteroid City » de Wes Anderson vous attend. Au diable les rabat-joie fustigeant un auteur de récits tarabiscotés aux formes sophistiquées. Nous voici en 1955 en plein désert du Sud Ouest américain dans une petite bourgade imaginaire, réputée pour son impressionnant cratère causé par la chute d’une météorite, en 3007 avant J.C., et pour son observatoire astronomique. Asteroid City accueille, pour une remise de prix, des jeunes espoirs de la recherche, des Cadets de l’Espace, leurs proches, quelques badauds et même une star d’Hollywood. Dans le même temps, et dans un autre espace, à Broadway, comme nous l’explique le présentateur sur un écran TV, une pièce de théâtre intitulée ‘Asteroid City’ se prépare, au fil des répétitions des acteurs et du dramaturge. Un spectacle jamais monté mais rythmant, en chapitres filmés en Noir & Blanc, l’histoire principale.
Retournons donc dans ce coin de désert empreint d’une atmosphère ‘fifties’ et envahi de musiques ‘country’. Un événement inouï va conduire autorités et militaires à placer la petite ville de 87 habitants et ses visiteurs occasionnels en quarantaine.
Au milieu de nulle part, entre bourgade du désert et coulisses du théâtre
Ciel voilé couleur crème, dominantes de jaunes, de verts et de bleus, sur fond de désert où se dessinent au loin monts et collines et où surgissent, dans l’indifférence générale, des champignons atomiques, traces des essais nucléaires en cours. Un décor minimaliste en bois et en alignement rectiligne découpe un espace aux confins peut-être sans limites : un ‘diner’ à 12 tabourets, une seule pompe à essence pour l’unique station-service permettant l’approvisionnement de longues bagnoles chromées jaune vif, un motel composé de 10 bungalows et une cabine téléphonique. Quelques équipements simples filmés en longs (parfois accélérés) travellings latéraux, un paysage cadré avec précision en a-plat (même si d’autres choix de mise en scène vont le contrecarrer).
Pour l’heure, nous découvrons quelques-uns des protagonistes de cette fiction à tiroirs. Augier Steebect (Jason Schartzman), photographe de guerre, venant de perdre sa femme (il a voyagé avec les cendres de cette dernière dans le coffre de la voiture) , venu avec ses trois petites filles et son adolescent de 16 ans Woodrow (Jake Ryan), Cadet de l’Espace, pour la Journée de l’Atéroïde. Présents également Midge Campbell (Scarlett Johansson), vedette de cinéma, sa fille Dinah (Grace Edwards), Cadette de l’Espace, et trois jeunes inventeurs primés…Mais nous voici à nouveau dans les coulisses à la rencontre du metteur en scène de théâtre (Edward Norton) et de sa troupe, avec, encore, dans les deux rôles principaux Jason Schwartzman et Scarlett Johannsson –pour laquelle le cinéaste a écrit-.
Ecran large et technicolor remplacent petit format Noir & Blanc, et nous surplombons alors un train de marchandises filant à vive allure vers « Asteroid City », ville imaginaire, décor d’une pièce de fiction déroulant des événements inventés. Et qui nous touchent énormément. Alors ? Qu’est-ce qui fait courir Wes Anderson ? Comment nous embarque-t-il à ses côtés dans un voyage à nul autre pareil, entre terre et ciel ?
Au delà du maniérisme et de la fantaisie, une aspiration moderne à la transcendance
Cinéaste, scénariste et producteur indépendant de grand talent, âgé de 54 ans, né à Houston au Texas, d’abord étudiant en philosophie, il découvre le cinéma par la vidéothèque, l’audiothèque et les livres à l’Université, avec des passions précoces : Alfred Hitchcock, Stanley Kubrick, Steven Spielberg, mais aussi François Truffaut ou Jean Renoir, par exemple. A l’exception d’ateliers de scénario où il rencontre de futurs complices les frères Wilson, il apprend très tôt par la pratique des courts-métrages et poursuit initiation autodidacte à tous les genres aux fondements de l’âge d’or du cinéma hollywoodien et de l’apogée de la création théâtrale à Broadway notamment (également caractérisée par la circulation de stars comme James Dean ou Marlon Brand de l’écran à la scène et la place notoire d’auteurs comme Arthur Miller ou Tennessee Williams, un milieu artistique où Marilyn Monroe cherche sa place et se rapproche de l’Actor’s Studio). Un terreau fertile qu’il ne cesse d’enrichir au fil d’une carrière prolifique commencée en 1996 et remarquée surtout à l’orée des années 2000 : « Fantastic Mr Fox », 2009, & « L’Ile aux chiens », 2018, deux réussites d’animation fabuleuses, « The Grand Budapest Hotel », 2014, immense succès critique et public, fable à ramifications multiples sur la montée du nazisme dans l’entre-deux guerres au cœur de la vieille Europe.
Une œuvre d’Anderson, nous dit-on, est immédiatement reconnaissable : coexistence insolite de cadres symétriques au cordeau et d’une palette surréaliste de couleurs vives, de travellings latéraux, de plans frontaux et de panoramiques prolongés, des personnages esquissés aux attitudes retenues et dotés de voix au phrasé étrange, sans compter la prolifération de musiques hétéroclites. Et surtout une saturation de chaque séquence, voire de chaque plan par une surabondance de gags, de situations burlesques, de signes parfois indéchiffrables tant la caméra refuse de s’attarder et accélère jusqu’à nous donner le vertige.
Sans aller jusqu’à une rupture esthétique, Anderson réduit ici le cadre et le récit à quelques lignes de force qui mettent en valeur la mise en abyme (la fiction dans la fiction, la pièce dans la pièce, les acteurs multifonctions, le va-et-vient entre l’héritage culturel et notre époque…), et qui magnifient la beauté et la fantaisie de certaines séquences, la profondeur du propos.
Comment s’y prendre quand on est père pour annoncer à ses enfants qu’ils viennent de perdre leur mère ? Et les ‘orphelins’, au-delà de la décision de mettre en terre l’urne contenant les cendres maternelles, comment vont-ils continuer à vivre avec son fantôme? Une relation amoureuse, même précaire, peut-elle se nouer par la fenêtre d’un bungalow à celle du bungalow voisin, entre un veuf et père de famille et une jeune star de cinéma et mère célibataire, à la carrière en panne, une très belle femme (tantôt brune, tantôt blonde suivant l’espace de jeu), sur laquelle plane l’ombre de Marilyn ? Une séquence au dispositif original et totalement bouleversante.
Les jeunes, de leur côté, en cette période d’expansionnisme américain et de domination scientifique et artistique des années 50, vibrent de leur élan vers la recherche, les inventions en astrophysique, l’envie de rencontrer les autres, jeunes humain(e)s ou extra-terrestre (s).
Il peut bien y avoir des soucoupes volantes de pacotille qui repartent pour une lointaine galaxie, le cosmos et ses secrets continuent de hanter l’imaginaire des explorateurs de l’espace en herbe, par delà l’inquiétude des adultes et la fébrilité des autorités.
Il nous faut vraiment regarder avec des yeux d’enfants la somptueuse et silencieuse descente sur terre de l’alien, comme un oiseau déployé (Jeff Goldblum, si l’on peut dire), un drôle d’Autre, qui ne ferait pas de mal à une mouche.
Faison nôtre ce maniérisme raffiné, modulé par la musique hypnotique d’Alexandre Desplat et les chansons d’alors d’inspiration folk, blues et country suggérées par Randall Poster, acceptons jusque dans ses excès gaguesques ou dramatiques, ses bizarreries et sa mélancolie, le voyage existentiel que nous offre Wes Anderson. Regardons avec attention l’expérience du deuil, de la perte et l’enthousiasme lucide de nouvelles générations, plus mûres que leurs aînés, comme si l’auteur de « Asteroid City » tentait de mieux cerner ainsi les temps que nous vivons, l’aspiration incessante à une transcendance, les rêves de rencontre avec l’Autre, la tête tournée vers les étoiles.
Samra Bonvoisin
« Asteroid City », film de Wes Anderson –sortie le 21 juin 2023
Sélection officielle, Festival de Cannes 2023