Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
L’altérité désigne le fait qu’autrui est si radicalement autre, dans son histoire, ses attachements, ses appartenances, ses défenses, ses richesses, sa dynamique d’existence, que nous ne pouvons le percevoir et le comprendre à partir de qui nous sommes. Nous ne pouvons que lui prêter, lui attribuer nos propres ressentis, nos propres expériences et vécus de situations que nous estimons de même nature que celles qu’il rencontre, afin de tenter d’approcher ce qu’il vit et ressent. En projetant sur lui nos propres perceptions, nous ignorons ce qui le constitue dans sa singularité.
Bien que capables d’empathie et d’attention authentique à autrui, nous ne pouvons percevoir ce qu’il perçoit, ressentir ce qu’il ressent, éprouver ce qu’il éprouve, penser à partir de son mode de pensée, jauger ce qui a valeur à ses yeux, ce qui fait sens pour lui et le mobilise dans ses investissements. En le pensant à partir de notre vision personnelle, il n’existe plus en tant que lui-même et devient notre prolongement.
Il est difficile de bien percevoir ce qui est « autre » car l’appréhender nous conduit à le comparer et à le définir par la différence. Emmanuel Lévinas nous dit que la différence se réfère à une même classe d’appartenance. Ce qui est autre n’est pas comparable et donc pas, à proprement parler, différent. Il est « tout Autre ».
L’altérité ne réside pas seulement dans l’Autre et chez chaque autre. Elle réside également en soi. Intégrer la notion d’altérité, c’est aussi se vivre et s’assumer en tant que Soi, absolument singulier et autre. Quand il n’y a pas de Soi, il n’y a pas d’Autre, d’où l’importance de l’affirmation de soi et de pouvoir tenir sa place, rien que, mais toute sa place, dans une dynamique d’équilibration de ses rapports à l’Autre et aux autres.
Les enjeux de l’accès à l’intégration de ce qu’est l’altérité sont considérables. Le rapport à soi-même étant interdépendant du rapport à l’Autre et aux autres, l’altérité imprègne l’ensemble des « rapports à ».
Faute d’intégrer ce qu’est l’altérité, il n’y a pas d’Autre. L’autre en tant qu’individu n’est alors que le prolongement de soi d’où l’usage du possessif : « Mon compagnon, Mes enfants, Ma femme, Ma classe, Mes élèves, Mon travail… ». Un humain dans l’incapacité d’accéder à l’altérité se construit dans la toute-puissance. Ainsi, dans une relation de couple, quand l’Autre, le compagnon, la compagne, les enfants, n’est perçu que comme étant le prolongement de soi-même, il ne peut être un sujet autonome. Il est investi en tant qu’objet de désir, de jouissance et d’asservissement.
Le déni de l’altérité permet à un humain de « régner » sur son environnement en imposant sa vision, ses attentes, sa hiérarchie de valeurs et de priorités, dans les différentes sphères, intime, privée et publique, de ses agissements. Le propre du tyran, qu’il ou elle soit chef de famille, de service, d’Etat, ou « enfant roi », est d’être dans le déni de l’altérité. Quand il n’y a pas d’Autre, la vie d’un humain n’a, en soi, ni valeur ni importance. Elle est seulement utile ou nuisible à l’intérêt de celui qui la regarde. Au plan politique, on peut jauger le niveau d’intégration de l’altérité par une société à la façon dont elle traite ses minorités
Dans le psychisme d’un humain, comme dans ses modes de relation, il y a toujours plus ou moins du Soi et de l’Autre. Le maintien de l’altérité, nécessite une constante équilibration entre Soi et l’Autre.
Que devient l’altérité au regard des réseaux sociaux ?
L’état des réseaux sociaux annule totalement l’altérité pour plusieurs raisons :
– Il y a une telle dispersion que l’autre est souvent sans consistance. Si l’autre n’est qu’un individu, une unité dans un ensemble, il n’est rien. L’autre, c’est d’abord une personne.
– Les réseaux sociaux sont bâtis sur des principes de célébration de soi, et dans la célébration de soi, c’est le moi dominant et tout-puissant qui est célébré.
Les réseaux sociaux reposent sur deux choses par leur structure-même : la séduction, puisqu’il faut avoir beaucoup d’amis, et des algorithmes, avec l’objectif que les clics soient rentables pour les annonceurs. Les algorithmes poussent à la vision du pire : plus c’est pire, plus ça rapporte.
Donc, ce n’est pas du tout une vision équilibrée de la relation à l’autre, mais bel et bien une vision fabriquée.
J’ai le sentiment que de plus en plus fréquemment, dans les classes, les enfants sont pris par le regard des autres, ce que les autres pensent d’eux ou sont supposés penser d’eux. Que dire de cela ?
Il y a ici aussi la notion du paraître et la question du normal. Il y a un tel effondrement du soi, une telle insécurité, une telle absence de confiance en soi et d’estime de soi qu’on prête à l’autre une forte capacité de pénétration.
Et il y a la question du rejet de l’autre. Psychiquement, je vais expulser sur autrui cette partie troublante et noire de moi-même. Je lui attribue ce que je ne veux pas voir chez moi.
À l’école, on est tout le temps en groupe, jamais seul. Que penser de cela ?
À l’école, on est rarement avec l’autre, on est en sa présence et on est dans le même lieu. Ce n’est pas du tout pareil. Le drame de l’école, c’est qu’on fait rarement des choses ensemble afin d’ouvrir des pistes de pensée ou d’action communes. Quels dispositifs l’école offre-t-elle à l’enfant lu permettant de se penser lui, afin qu’il puisse se penser en relation aux autres ?
Le propre de l’altérité, c’est d’avoir deux aspects très complexes et contradictoires : c’est de me renvoyer qui je suis et de valider qui je suis comme quelqu’un d’unique, et de ce fait, étant unique, je dois prendre conscience que l’autre est unique, et s’il ne prend pas le même chemin que moi, il me dérange (altération), mais c’est parce qu’il me dérange, qu’il me libère de l’enfermement de mon seul chemin. Il faudrait travailler cela avec les enseignants.
Une parole de Jacques Marpeau recueillie par Daniel Gostain