Claude Lelièvre revient sur le protocole mixité signé par le ministre de l’Éducation et le secrétaire général de l’Enseignement catholique. Historien, il interroge l’évolution de la place des boursiers dans les établissements privés d’un point de vue historique.
Jusqu’à la fin de la troisième République, il n’était pas permis que les boursiers d’État puissent être accueillis dans un établissement scolaire privé. Actuellement , c’est ce qui est recommandé et un protocole d’accord a été signé le 17 mai où l’enseignement catholique s’engage «à doubler le taux d’élèves boursiers en cinq ans » ( il est actuellement de 13 % contre 30 % dans le public). Et, non moins sidérant, cela est conditionné à des contreparties financières acceptée par le MEN car cet engagement vaudrait « dans les établissements où les familles bénéficient d’aides sociales égales à celles dont elles bénéficient quand elles scolarisent leur enfant dans un établissement public correspondant » . Le MEN s’est engagé à « sensibiliser » les collectivités territoriales « pour ouvrir aux élèves des établissements d’enseignement privé les mesures sociales dont bénéficient les élèves des établissements publics dès lors qu’ils concourent à la mixité sociale ».
Jusqu’à la fin de la troisième République, le principe de base qui distinguait un établissement scolaire public d’un établissement scolaire privé était simple: recevoir « en tout ou en partie » un financement « des communes, des départements ou de l’État » comme il était écrit dans la fameuse loi Guizot de 1833. Il était donc foncièrement admis qu’il n’était pas possible que les établissements scolaires privés reçoivent des boursiers d’État – cela étant considéré comme un financement indirect d’origine public.
On le voit bien lors de l’épisode très significatif du débat à la Chambre des députés ayant pour origine la multiplication des boursiers « pupilles de la Nation » – nombreux en raison des victimes de la guerre 14-18. Malgré sa majorité catholique, la Chambre des députés élue en 1919 refuse en 1921 de voter un amendement accordant des bourses à des élèves accueillis par des établissements privés. Présenté par une partie de la droite catholique, qui lui accorde 120 voix, l’amendement est combattu avec succès par l’abbé Lemire, député catholique lui aussi : « Je n’admets pas que l’on mendie, sous une forme quelconque, l’argent de l’État, quand librement on s’est placé en dehors de lui […]. Si je demande l’argent de l’État, demain il pourra me faire subir son contrôle. L’État se devra à lui-même d’imposer ce contrôle, car il ne peut pas donner son argent à n’importe qui pour n’importe quoi […]. Quand on veut être libre, il faut savoir être pauvre » (JO. « Débats parlementaires, Chambre des députés », séance du 11 décembre 1921, p. 4917)
En septembre 1951, la loi ‘’Marie’’ – du nom du ministre de l’Éducation nationale André Marie – admet les élèves des établissements privés au bénéfice des bourses de l’État ; et la loi Barangé octroie une allocation trimestrielle pour chaque enfant fréquentant l’école primaire publique ou privée. L’importance historique de ces deux lois tient surtout à la reconnaissance du principe de subventionner les écoles privées par des fonds publics qu’elles impliquent par une Assemblée d’une légitimité républicaine incontestable – car, sous le régime de Vichy, considéré comme une ‘’parenthèse’’ non républicaine, le décret du 21 février 1941 avait déjà autorisé que des boursiers d’État puissent être accueillis dans des établissements scolaires privés, une première.
Pour les syndicalistes de la FEN – qui regroupe alors notamment le SNES et le SNI, syndicat national des instituteurs et institutrices – la loi Marie est condamnable pour trois raisons. En étendant le bénéfice des bourses aux élèves de l’enseignement privé, elle se situe dans le droit fil de la législation de Vichy, du régime honni de Pétain. Ensuite elle « détourne » les fonds d’État au profit d’une minorité et au détriment de l’enseignement public. Enfin elle est un « affront fait à l’enseignement public » parce qu’elle place sur un pied d’égalité l’enseignement public et l’enseignement confessionnel. Le SNI décide une grève pour le 9 novembre. Le CA de la FEN s’associe à ce mouvement et lance un appel à la grève signé par 28 secrétaires de syndicats nationaux. Mais cette mobilisation est finalement sans effet. La loi s’applique.
Il y a lieu de remarquer que le basculement de l’opinion a eu lieu à ce moment-là si l’on en croit les sondages de 1946 et 1951 En 1946, 23% seulement des Français se déclaraient favorables à des subventions publiques aux établissements privés. Mais en 1951, 45% d’entre eux se prononcent pour cette solution – 42 % étant contre.
Selon un sondage réalisé par Cluster17 pour Le Point à la mi-mai auprès d’un panel de 1864 personnes, « la question du financement public des écoles privées reste particulièrement clivante : 42% des Français sont favorables à la suppression de ces financements de l’État alloués aux écoles privées pour assurer leur fonctionnement, alors que 49% sont contre leur suppression ». Les résultats des sondages de 1951 et de 2023 sont donc presque identiques à plus de soixante-dix ans d’intervalle…
Claude Lelièvre