Dans cette tribune, Alain Bouvier recteur et Professeur associé à l’université de Sherbrooke, nous prouve que malgré la retraite, il reste à l’affut des questions de société, même lorsqu’il s’agit du numérique. En effet, il analyse les effets qu’a et aura surtout ChatGPT, et l’intelligence artificielle plus largement, sur l’école, les enseignants et l’enseignement. « C’est à la profession de se préparer, sans attendre d’éventuelles instructions venues d’en haut, dont on présuppose, expérience aidant, qu’elles arriveront très tard et seront trop uniformes pour convenir aux différentes situations du terrain. Elles ne seront que des contraintes administratives supplémentaires » argue-t-il.
En novembre 2022, l’apparition du « robot conversationnel » Chat GPT a provoqué un évènement médiatique mondial. Chacun s’est livré à un commentaire, allant de l’enthousiasme débordant à une remarque du type « pas si intelligent que cela », en passant par de multiples craintes sociétales. Cet « agent de conversation » exploite l’intelligence artificielle GPT-3 d’open AI. Sa version 2.3 est déjà disponible, trois mois après, c’est incroyable ! Je suis étonné qu’elle soit arrivée aussi vite, en offrant de nouvelles possibilités.
À peine Chat GPT était-il dans le domaine public que Sylvie Retailleau, la ministre de l’Enseignement supérieur, prononçait devant les présidents d’universités un discours qui commençait par un paragraphe rédigé, à sa demande, par ce robot. Bien sûr, elle le fit aussitôt remarquer à son auditoire. Ce petit évènement en dit long sur la puissance de cet outil, mais il est aussi la preuve que les propos de ceux qui nous gouvernent sont convenus ! Ainsi, dans les questions au gouvernement, un député vient-il de formuler une demande à un ministre rédigée par Chat GPT. Cette pratique ne surprend plus personne, tandis que se développe un nouveau sport : piéger Chat GPT en lui posant des questions stupides afin de voir ses réponses.
Une course folle est lancée, où va-t-elle nous conduire ? Des produits concurrents arrivent, alors que GPT annonce la sortie en septembre de GPT 4, considérablement « plus intelligent ». Le journaliste de l’Obs, Pascal Riché, qui a pu le comparer à la version GPT 2.5, dit que les différences sont « bluffantes ». Le robot peut composer des poèmes, analyser des images, proposer une recette de cuisine à partir d’une photo de l’intérieur d’un frigidaire, détecter de l’humour, etc. Selon une étude de l’université de Pennsylvanie, il est capable d’exécuter la moitié des tâches d’un salarié sur cinq. Et GPT annonce le franchissement d’un seuil en 2025 !
Certes, l’IA n’a rien d’intelligent, mais elle y ressemble de plus en plus, il faut donc s’y préparer.
Un changement de paradigme
À la fin du siècle dernier, beaucoup des chercheurs sur l’intelligence artificielle, s’étaient fait remarquer en annonçant comme imminentes d’incroyables possibilités. Puis, ne voyant rien advenir, le grand public en a conclu au faible intérêt de l’IA et un impact sociétal nul. Il continue à tenir le même discours, alors que la réalité le rend inapproprié, voire ridicule. Plus question de rire devant la redoutable reconnaissance faciale, les quantités considérables de traductions automatiques assurées dans les instances internationales, ou encore les règlements juridiques de conflits assurés sans l’intervention d’un être humain… Inutile de rappeler les spectaculaires réalisations de l’IA dans tous les domaines autres que l’éducation, car c’est là que sa pénétration se manifeste le moins jusqu’à présent.
Dans les années 1960, notre école avait très tôt affirmé que l’arrivée de la télévision aurait peu de conséquences sur la forme scolaire et ce fut vrai. Elle a dit la même chose dix ans plus tard, lorsqu’apparurent les premiers ordinateurs de bureaux, onéreux et peu conviviaux ; à nouveau ce fut exact, au moins dans un premier temps. On retrouva la même attitude, à la fin des années 1990 avec l’arrivée d’Internet ; l’école française mit des années à remarquer la vitesse de son développement mondial. Aujourd’hui, face à l’intelligence artificielle, d’aucuns ressortent les vieux discours inadaptés. Or, dans l’École de mes rêvesnque je décris dans mon dernier essai, ce nouveau paradigme lié au numérique constitue le premier des quatre piliers de cette nouvelle école. Certes, le terme de paradigme, souvent employé, est usé jusqu’à la corde. Néanmoins, je n’hésite pas à dire que nous amorçons une telle mutation. Nous vivons un phénomène de société sans réel précédent et il me semble impossible d’affirmer que ces évolutions n’affecteront pas l’École.
L’éthique prime sur tout
Disons-le clairement, ce changement de paradigme pose avant tout de redoutables questions d’éthique.
Ces changements sociétaux touchent toutes les professions. Pour l’éducation, au-delà du ministre qui n’y peut mais, l’enjeu des mois qui viennent va dépendre de l’attitude des professeurs. Ceux proches de la retraite et qui devinent le film qui s’annonce se disent heureux d’échapper bientôt à une déroutante révolution. Mais tous les autres ? C’est à la profession de se préparer, sans attendre d’éventuelles instructions venues d’en haut, dont on présuppose, expérience aidant, qu’elles arriveront très tard et seront trop uniformes pour convenir aux différentes situations du terrain. Elles ne seront que des contraintes administratives supplémentaires. Les problèmes posés par le numérique ne sont plus techniques, ils relèvent du développement professionnel des acteurs. Désormais, l’inimaginable est possible et les obstacles ne sont plus financiers ; pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce que le Kenya a lancé depuis un an.
Face à l’arrivée de ce nouvel OVNI, les réactions excessives et opposées, n’ont pas manqué. Faut-il purement et simplement interdire l’utilisation de Chat GPT ? Sans recul, des institutions renommées ont aussitôt évoqué la possibilité de le faire. Sciences Po cherche à en encadrer l’usage, alors que le Conseil européen se montre plus radical et que la ville de Montpellier a même décidé de son interdiction dans ses services, pratiquant une culture punitive stérile ; combien de temps tiendra-t-elle ? Rappelons que certains voulaient interdire les premiers trains ! À l’opposé, l’opéra de Bruxelles a sorti une plaquette élaborée conjointement par Chat GPT et Doll-E (qui produit des images à partir de textes). Vouloir tout interdire ou, au contraire, tout accepter sans garde-fou, sont deux attitudes dangereuses et d’une infinie faiblesse intellectuelle, faisant l’impasse sur les questions d’éthique. Alors que chacun s’est habitué à avoir de l’intelligence artificielle dans les mains avec son téléphone portable, sa tablette et son ordinateur, n’est-il pas alarmant de voir des personnes, comme Elon Musk, lancer un mouvement afin de demander un illusoire moratoire sur ces recherches mondiales ?
Quel impact sur l’école française ?
Quel impact Chat GPT et ses produits concurrents, auront-ils sur notre école, sur les apprentissages des élèves et sur l’évaluation ? C’est ce dernier point qui a fait réagir les enseignants, surtout dans l’enseignement supérieur où la production de mémoires et de thèses par les étudiants tient une place importante. Selon une étude, en février dernier, déjà 51% des universitaires américains utilisaient Chat GPT dans leurs cours, mais, curieusement, seulement 22% des étudiants. Gageons que ces pratiques vont rapidement évoluer. En France, les logiciels anti-plagiat des universités sont entrés en action pour détecter les textes produits par des robots. C’est un défi considérable.
Pour l’enseignement scolaire, Philipe Meirieu craint que Chat GPT « comble le désir de savoir et tue le désir d’apprendre », selon une formule dont il a le secret. Pour lui, il n’y a pas de raison d’écarter cet outil, mais à condition de repenser les modalités d’évaluation. Cela va nécessiter un considérable travail collectif du corps enseignant, sans précédent, notamment pour combiner des productions écrites d’élèves avec leurs réponses immédiates à des questions orales.
Je crains que beaucoup d’enseignants se sentent encore peu directement concernés, s’interrogent longuement – comme ils aiment tant le faire – sur les finalités des promoteurs de ces outils et que, faute de s’en être emparé en temps utile, découvrent trop tard que leur chère école tombe entre les mains de robots nombreux et souvent invisibles.
Pour eux, ne serait-il pas professionnel de très vite anticiper ?
Alain Bouvier