Dans la nouvelle rubrique « Philosophie » du Café pédagogique, Hans Limon, professeur de philosophie au lycée Louis Massignon d’Abu, livre son analyse de la place de la philosophie depuis la réforme du lycée initiée par Blanquer. Il rappelle aussi les fondements de la philosophie.
Richard Feynman était l’un des plus grands physiciens du XXème siècle. Connu pour ses travaux sur l’hélium superfluide ou l’électrodynamique quantique, il ne l’était pas moins pour ses punchlines à haute teneur en sulfate d’anti-philosophie, parmi lesquelles : « Scientists are explorers. Philosophers are tourists. ». Ce que dénonce Feynman n’est pas tant la démarche philosophique à proprement parler que le hiatus qu’elle instaure parfois entre ses analyses et la réalité matérielle. Critique — justifiée ou non — qui, paradoxalement, fait de lui un authentique épistémologue ou philosophe des sciences, chantre d’un naturalisme empiriste et d’une révision du langage à même de garantir la fiabilité du savoir engrangé. Il est donc malgré lui un confrère de Bachelard, Claude Bernard, Canguilhem, Kuhn, Popper ou encore Russell et Lakatos.
Philosophie et sciences : un quiproquo récent
Les saillies feyndiennes nous renvoient néanmoins à ce questionnement contemporain : comment expliquer, du point de vue de l’école, la dichotomie actuelle entre philosophie et sciences ? Il fut une — longue — époque où les philosophes étaient quasiment tous des scientifiques — non moins que des croyants ou des théologiens. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », pouvait-on autrefois lire au fronton de l’Académie de Platon : Aristote, Pascal, Descartes, Kant, Schopenhauer étaient, pour ne citer qu’eux, des hommes de sciences ou du moins des hommes fascinés par les sciences. Les lycéens, avant de découvrir le Descartes philosophe, ont souvent déjà côtoyé le Descartes physicien, le même qui aura pour ambition de refonder, sur des bases saines, le système intégral des sciences ; le Pascal atmosphérique et le Pascal des Pensées constituent les deux faces de la même obole ; le jeune Kant est fasciné par le génie de Newton, dont il ne manquera pas de s’inspirer au gré de son monumental projet critique ; le bouillonnant Schopenhauer n’hésite pas à nourrir son Monde comme volonté et comme représentation de références tirées de l’éthologie et de la botanique.
L’émergence, il y a environ deux siècles, de la figure française de l’intellectuel — brillamment théorisée par Mona Ozouf —, avait déjà porté un rude coup à la scientificité philosophique. L’irruption des polémistes et la récente évolution des programmes du lycée sont en passe de l’achever. À tel point qu’il devient légitime de se demander où l’esprit des Lumières prôné par l’Éducation nationale, porteur des « valeurs de la République » et vecteur d’émancipation intellectuelle, a bien pu s’évaporer. Cet esprit dont un Diderot et un d’Alembert — traduisez : un philosophe et un mathématicien — ont en leur temps fait planer le souffle sur l’immense projet de l’Encyclopédie.
Réforme du lycée et dilution de la philosophie
La réforme du baccalauréat appliquée pour la première fois en 2021 a supprimé les filières L, ES et S, qui étaient respectivement dotées de huit, quatre et trois heures hebdomadaires de philosophie. « En échange », la maïeutique socratique fait partie du tronc commun à hauteur de quatre heures par semaine et pour tous ; la spécialité HLP a été créée, dispensant quant à elles toutes les semaines, lettres et philosophie confondues, quatre heures d’enseignement en Première et six heures en Terminale. Dix-sept notions figurent désormais au programme de Terminale. Le désir, l’histoire ou encore la raison et le réel — ensemble plus large que la triade raison, sciences, vérité — ont été rayés de la liste.
La spécialité HLP, immédiatement identifiée par les élèves comme un succédané de section littéraire, est pour l’instant un semi-échec. En termes de volume horaire, la philosophie y est sans doute perdante. D’un point de vue pédagogique également : plongée dans le même bain que la littérature et tenue de se plier à de nouveaux exercices — dont les exigences de correction tâtonnent encore —, la philosophie en HLP ne peut en aucun cas prétendre à la profondeur, la précision et la richesse de pensée caractéristiques de la philosophie en section littéraire. Dans le même temps, les initiatives en faveur de l’introduction d’ateliers philosophiques au lycée professionnel — mises en place par des professeurs de philosophie et/ou de lettres-histoire — se multiplient. Les invitations aux « pratiques à visée philosophique » dans une proportion plus importante encore, souvent destinées à de très jeunes publics, couplées à l’EMC et parfois organisées hors de la sphère spécifiquement scolaire. Les « philothérapeuthes » et autres « animateurs », la plupart du temps garants d’une démarche « holistique », sont désormais légion.
De la démocratisation à la dénaturation
Si nous ne voulons pas tomber dans les travers relevés par Feynman, il convient de raviver quelques principes fondamentaux et incidemment de rappeler que si la philosophie, selon le mot de Canguilhem, est une réflexion « pour qui toute bonne matière doit être étrangère », sa dilution actuelle sous prétexte de démocratisation la menace jusque dans les fondements mêmes de son identité :
– la philosophie ne se réduit pas à l’art de débattre, tout comme la dialectique est irréductible à l’agonistique
– philosopher ne s’improvise pas ; on ne devient pas philosophe en suivant une formation en animation
– la philosophie n’est pas et ne sera jamais un moyen, un instrument à la solde de valeurs morales ou civiques, fussent-elles républicaines ou démocratiques
– quoique langue étrangère pour beaucoup, la philosophie n’est pas une discipline littéraire : elle est une science humaine qui s’applique — aussi — au champ de la littérature
– par certains aspects, la philosophie est bien plus proche du droit et des sciences « exactes » : comme ces dernières, elle possède un langage propre et des protocoles codés ; raison pour laquelle les universités favorisent les doubles cursus — philosophie-sociologie, philosophie-droit, philosophie-sciences politiques — et dispensent, dans le cadre d’une formation philosophique, des cours de philosophie des sciences, de logique, de droit, de sociologie et d’histoire
– la philosophie n’est pas l’éloquence : elle ne consiste ni à bien parler ni à bien écrire ; elle n’est pas plus assimilable à une quelconque pratique artistique
– au risque d’en décevoir certains, ni les enfants ni les adultes-amateurs ne philosophent à proprement parler : si la philosophie leur est indispensable — à eux et à tous —, c’est dans un premier temps par les gestes et habitus intellectuels qu’elle fait magnifiquement et lentement croître en eux et qui serviront éventuellement, plus tard, à l’accès au territoire véritablement philosophique.
Philosopher : une exigence politique
Exigeante mais démocratique, rigoureuse mais accessible, « modulable » mais indépendante et autonome, la philosophie comme fin en soi requiert une institution scolaire forte et animée d’un souci d’excellence autant que d’égalité. À l’heure où les catastrophes politiques et climatiques s’amoncellent, où la passion démocratique du bien-être — théorisée par Tocqueville — nous ronge de l’intérieur, où la frontière entre l’homme et le surhomme n’est plus seulement virtuelle, et où l’intelligence naturelle est peu à peu submergée par l’intelligence artificielle, la philosophie ne peut pas se contenter d’un verbiage polémique : elle doit s’inscrire à l’école des sciences. L’introduction en juillet 2019 de nouveaux auteurs modernes au programme de philosophie va en ce sens. Non moins que la cuvée 2022 du baccalauréat : une explication d’un passage de l’Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique (1851) d’Antoine Augustin Cournot, mathématicien et philosophe, ainsi que les deux sujets de dissertation suivants : « Les pratiques artistiques transforment-elles le monde ? » et « Revient-il à l’État de décider de ce qui est juste ? »
Le ministère de l’Éducation nationale actuel a encore trois ans pour plancher sur ces questions.
Hans Limon