Dans son dernier livre, Annabelle Allouch, maîtresse de conférences de sociologie à l’Université de Picardie-Jules Verne et chercheuse associée à l’Institut national de l’audiovisuel (INA), étudie la sociologie des dispositifs d’ouverture sociale dans le cadre d’une enquête au sein de trois institutions de prestige, en France et au Royaume-Uni (Sciences Po, l’ESSEC et l’université d’Oxford). La question en filigrane de son étude est simple : après vingt ans d’ouverture sociale en France, les profils sociologiques des étudiants et étudiantes de grandes écoles se sont-ils diversifiés ? Elle répond aux questions du Café pédagogique.
Dans votre livre, vous écrivez que « la porte des établissements d’élite illustre moins le passage que la fermeture et le privilège ». Pourriez-vous développer cette question de la « porte » ?
Dans mes recherches, je m’intéresse au concours ou mode d’accès à l’enseignement aux études supérieures, en termes de flux, d’inégalités sociales, mais aussi en terme de matérialité et de rituel. Concrètement, cela signifie que je m’intéresse à la manière dont on met en scène l’accès aux grandes écoles et les établissements d’élite. C’est assez clair quand on voit une université comme celle d’Oxford, où il y a une mise en scène qui relève en quelque sorte de la fermeture : dans les médias, quand on représente l’Université, on représente une porte, qui est toute petite, absolument monacale, ce qui est normal puisque les collèges, c’est-à-dire les unités de formation où les étudiants de Licence reçoivent leur formation, sont à l’origine des monastères (A partir du XIIème siècle, ndlr). Par ailleurs, cette porte est toujours représentée fermée. Cela a par la suite un impact sur la représentation de ces formations d’élite dans l’espace public. La couverture du livre est d’ailleurs une porte, celle de Sciences Po, porte qui incarne dans sa matérialité et son symbolisme, la une nouvelle façon de sélectionner, de faire accéder, de faire passer la porte à un certain type de population.
Les questions de mixité sociale et scolaire s’invitent à l’agenda politique. Le Ministre de l’Education Pap Ndiaye devrait annoncer des mesures en leur faveur. Vous avez étudié l’ouverture sociale des grandes Ecoles dans votre ouvrage. Quel est votre regard sur ce point ?
J’ai notamment vu que la proposition de l’insertion de de la Seine Saint Denis dans l’académie de Paris avait eu un écho certain dans la presse. Ce qui me parait une idée qui, sociologiquement, tomber sous le sens – le département le plus pauvre entrant dans l’académie la plus riche, ou du moins celle où se concentrent les ressources, qu’elles soient financières ou non. Les établissements et publics les plus défavorisés étant dans l’académie de Créteil dans le département de Seine Saint Denis et étant à la fois étant en proximité souvent directe avec Paris.
Néanmoins, mélanger les zones intermédiaires, 18e, 19e 20E et de l’autre côté du périphérique, par exemple Montreuil, Saint Ouen, villes qui peuvent être très gentrifiées dans certains quartiers est cependant une proposition moins osée qu’il n’y paraît. Si on mélange Saint Denis, Clichy et Drancy qui sont plus isolées, avec l’académie de Paris, ce n’est pas la même chose. Pour moi, comme sociologue, il est important de restituer une forme de complexité sociale à la fois de Paris, des quartiers Est et Nord de Paris qui ne sont pas des blocs homogènes. Dans l’académie de Paris, on a le Sud et l’Ouest d’une part, qui n’ont pas la même composition sociale que le Nord en termes d’établissements et qui sont, par ailleurs, les zones les plus éloignées de la Seine st Denis. Est-ce que le ministre arrivera à mettre en œuvre cette politique ? Je ne sais pas. Mais pour moi, il est essentiel de faire valoir cette hétérogénéité des blocs. La question de l’intégration des élèves dans l’académie de Paris pourrait être une piste, en effet. Mais il y aura aussi la question de la mobilité des personnels entre académies dans une période où le système semble à bout de souffle.
Le ministre évoque la part du privé alors que le secteur privé ne souhaite pas transiger sur la question de la liberté de recrutement. Quel regard portez-vous sur cette situation ?
La liberté du recrutement est au cœur de la politique de marché du secteur privé. Or, cela va aussi dans le sens des réformes du bac et Parcoursup, qui participent – en stimulant la demande des classes moyennes et supérieur – de la construction d’un marché éducatif, qui est organisée selon des modes de concurrences avec le public, notamment de collèges et lycées, à proximité immédiate, et entre établissements du secteur privé. La liberté de recrutement des élèves, garantit une homogénéité sociale et donc scolaire, ce qui est le but des parents comme des établissements, in fine, en reprenant les résultats des recherches d’Agnès van Zanten, notamment. On ne peut que saluer le pas du ministre dans ce sens mais je pense qu’il va se heurter à la volonté de ces établissements à garder ce qui est, comme on le dit en sociologie économique « un avantage marchand ». Et cet avantage concurrentiel, c’est leur liberté de recrutement quel que soit le niveau de l’élève, c’est la capacité de payer, plus ou moins selon la tradition de l’établissement et selon le statut – hors contrat/sous contrat.
Faudrait-il instaurer des quotas de mixité ?
C’est une question politique à laquelle il est difficile de répondre quand on est sociologue – et non ministre. D’un point de vue sociologique, ce qui m’intéresse, c’est de voir comment les quotas ont été potentiellement insérés dans l’espace public par la question de l’ouverture sociale. La question des quotas a trouvé en 20 ans d’âge une légitimation, jusqu’à les trouver dans Parcoursup, par le biais des pourcentages de boursiers dans chaque filière. Il y a dans Parcoursup un certain nombre de boursiers par filière à respecter, fixé par l’établissement et le rectorat. Et ça, c’est nouveau. Il y a 20 ans, tout tournait autour de la discrimination positive à l’américaine et de la nécessité de respecter une « méritocratie à la française » et donc de ne pas mettre en place des quotas dans les concours des établissements d’élite. Toute la politique de Sciences Po a été de naviguer entre les injonctions. D’ailleurs, à l’époque, Richard Descoings ne met pas en œuvre les quotas, il ne fixe pas un nombre fixe d’étudiants issus de ces filières mais approximatif au regard de la promotion – environ 300 chaque année issus des conventions d’Education prioritaire avec les lycées. Mais ce qui est intéressant avec l’exemple de Sciences po, c’est qu’on en vient à penser les promotions d’université et de l’enseignement supérieur en fonction de leur origine sociale et de leur origine de filières – professionnelles, techniques, générales, etc. Et cela va contribuer à moraliser le débat public et finalement cela va se retrouver dans Parcoursup, où la question des quotas de boursiers ne pose désormais pas de question, alors qu’il y a plein de choses qui interrogent dans Parcoursup, comme la mise en concurrence des élèves les uns contre les autres, celle de l’attente, etc.
Est-ce que les dispositifs tels que les Cordées de la réussite seraient à promouvoir ?
Le dispositif des cordées de la réussite, c’est l’enfant caché de l’ouverture sociale dans les grandes écoles. Elles sont créées en 2008 par Valérie Pécresse, qui reprend les propositions de La Conférences des Grandes écoles – et notamment le programme « Une grande école, pourquoi pas moi ? » fondé sur le tutorat – en les élargissant aux universités et aux filières professionnelles, ce qui a l’avantage d’un point de vue de justice sociale de massifier l’ouverture sociale. La caractéristique originelle de ces dispositifs est en effet de couter très cher pour finalement peu de monde. On prend un élève en Seine Saint Denis, dans la banlieue de Dieppe ou Metz, on l’identifie, on le suit, on investit des dotations horaires d’enseignants, c’est-à-dire des ressources pour le voir passer les épreuves des Grandes écoles. L’idée des Cordées de la réussite, c’est toujours cette question de la socialisation anticipatrice – on forme l’élève en anticipant les épreuves du concours, tout en l’élargissant à des filières plus massifiées ou plus courtes, comme les filières tertiaires ou industrielles. Techniquement cela a un effet, puisque les cordées de la réussite concernent environ 200 000 élèves aujourd’hui, mais cela repose sur un postulat qui est de mon point de vue discutable ? C’est celui de dire que ce qui est important pour la justice sociale, c’est la diffusion d’informations. L’idée est d’arriver à une concurrence pure et parfaite et de réduire les asymétries d’information, par la mise à l’accès à l’information sur les filières, ce qui doit permettre en théorie de mettre en œuvre une forme de rationalité chez l’individu, en termes de choix d’orientation pour pallier l’autocensure. Cela suppose d’avoir une idée du système scolaire comme un marché pur et parfait, qui est une notion centrale dans l’ouverture sociale. Il faut lutter contre l’autocensure et donc développer les potentiels. Mais, en fait, c’est plus compliqué que la mise à disposition d’informations. Cela élude notamment la manière dont les élèves vont véritablement mobiliser – ou pas – ces informations, et surtout s’ils sauront les décrypter.
Quel est le lien selon vous entre l’ouverture sociale et Parcoursup, sur laquelle vous travaillez actuellement ?
On trouve dans Parcoursup beaucoup d’informations sur les filières du supérieur. Quel est le problème ? On a toutes les filières, également les filières de l’enseignement privé, mais sans en connaître ni la qualité ni les frais d’inscriptions, différents que l’on a une place dans la faculté d’informatique de la Roche-Sur-Yon ou l’école privée de Boulogne. Tout le système est fondé sur le fait de bombarder les élèves d’informations, ce qui est – certes – un début de réponse sociologique : effectivement les élèves de milieux défavorisés sont plus éloignés de l’institution scolaire, et donc de facto de l’information. Or, la question est : « que faire de l’information quand on est un élève ? ». Ces derniers ne savent pas forcément comment hiérarchiser l’information, organiser l’information.
Parcoursup est donc, pour moi, un héritage de l’ouverture sociale dans les grandes écoles. Les cordées de la réussite ne font que reproduire cette lecture par le recours à un accès facilité à l’information. Comme si l’accès à l’information pouvait pallier toutes les autres inégalités qui concernent l’accès à l’enseignement supérieur – en termes de genre, par exemple. L’avantage de cette lecture est qu’elle coute moins cher : par exemple 2-3 séances ou même 10 séances de tutorat et même si on ne sait rien des modes de réception de ces informations par les élèves. On peut quand même souligner l’importance des rencontres des lycéens avec des étudiants qui permettent ce que j’appelle un « sentiment identificatoire » important pour les élèves. Globalement, les cordées de la réussite incarnent quand même pour moi le levier par lequel on passe de l’ouverture sociale type Sciences po avec Descoings – ancien directeur de Sciences Po Paris qui a mis en œuvre l’ouverture sociale – à Parcoursup aujourd’hui. Pour moi, les cordées assurent la continuité institutionnelle de ces dispositifs.
Comment définir l’ouverture sociale, votre objet de recherche ?
L’ouverture sociale c’est un fait total qui ne concerne pas uniquement la formation des élites, puisqu’il s’agit de porter une nouvelle lecture de l’éducation et des politiques éducatives, dans lesquelles les grandes écoles ont un rôle à jouer de manière déterminante. Ce que dit Richard Descoings, c’est que l’éducation, la justice sociale, ce n’est pas seulement une question de ZEP, de REP, ou une question liée au ministère, c’est aussi une question qui concerne les grandes écoles. L’injonction à la diversité sociale est donc devenue une partie du travail de ces établissements, à l’image du changement climatique actuellement, comme quelque chose qui ne pouvait pas -ni moralement, ni politiquement- être mis de côté. En 2000/2001, ce positionnement de Sciences po est quasi monopolistique sur le marché de l’enseignement supérieur, avant d’être rejoints par d’autres Grandes écoles comme l’ESSEC ou Sciences po a ainsi instillé une nouvelle lecture de la question de l’ouverture sociale et de la méritocratie en France. L’ouverture sociale, c’est – encore en 2023 – le dispositif le plus visible dans l’espace scolaire.
20 ans après comment répondez-vous à cette question présente dans votre travail « l’ouverture sociale a-t-elle modifié le visage de l’enseignement supérieur sélectif ? », en d’autres termes, y-a-t-il plus de « diversité » dans les Grandes Ecoles ?
Non, car l’ouverture sociale ne concerne qu’un nombre restreint d’élèves il n’y a donc pas d’effet particulier, d’autant plus que ces dispositifs ont accompagné des formes de mise en marché de l’enseignement supérieur, incarnée notamment par la mise en concurrence des lycées. Une étude de Marco Oberti, sociologue de l’urbain, sur l’origine des admis de Sciences Po Paris a démontré que la seule façon d’y entrer quand on habite à Clichy ou à Bondy, c’était par les conventions d’éducation prioritaire. Et cela s’est encore réduit par rapport aux années 1990, depuis notamment le rapport Thélot de 1995, qui démontre qu’à cette date, la porte était plus fermée que dans les années 1960. On voit avec les rapports de l’INSEE en 2000 puis de Julien Grenet et de ses équipes à l’Ecole d’Economie de Paris que cela ne fait que se confirmer depuis. Du point de vue de la composition sociale des étudiants, il n’y a pas de changement, ou alors sous le signe d’une réduction de la présence des élèves de milieux populaires. Mais dire cela ne traduit pas exactement ce que l’on observe sur le terrain. Il y a eu ainsi un effet sur les institutions, dont l’une des modalités a été de produire une nouvelle bureaucratie – celle des chargés de l’ouverture sociale, ce qui a entraîné une forme de segmentation des publics. S’il ne se passe rien du point de vue de la composition sociale des étudiants, en tant que sociologue, je vois tout de même des changements, liés à l’intériorisation d’injonction par les institutions. On met en place des bureaux d’ouverture sociale, mais ils sont principalement fournis par des femmes plutôt dominées dans les organigrammes, des femmes qui ne sont pas des chercheuses, ni des anciennes élèves, et en général -mais toujours- placées dans des positions subalternes. Politiquement, l’ouverture sociale est donc centrale, mais au sein des organigrammes des écoles, c’est subalterne.
Quelle clé pour l’école ?
Je sors un peu de ma sphère de sociologue pour parler en tant qu’enseignante-chercheuse, c’est-à-dire une « praticienne » de l’enseignement supérieur, en quelque sorte. La réponse à la question est évidemment : augmenter les moyens financiers et humains ! On peut toujours se poser la question de la pédagogie universitaire et de savoir comment prendre en charge 400 étudiants en L1 dans un amphithéâtre, et comment leur apprendre à apprendre, mais il faut des moyens pour le faire. On a depuis la LRU un affaissement du nombre d’encadrement face aux étudiants dans une période de pic démographique. La réponse a la question a été d’instaurer un accès dans l’enseignement supérieur fondé sur un algorithme dont l’usage a entraîné l’instauration de pratiques de sélection, elles-mêmes favorisées par le contexte démographique. A la même question posée dans les années 1990 dans un contexte similaire – celui de la hausse démographique des étudiants, on répondait par exemple « Il faut construire de nouvelles universités ! » C’était le plan Universités 2000 dont sont issues les universités de Versailles-Saint-Quentin ou de Bretagne-Sud, par exemple. Parcoursup et la réforme de l’accès en Master n’est pas une question technique ou d’algorithme, mais une question politique.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
La Société du concours et de L’empire des classements scolaires (Seuil, « La République des idées », 2017)
Mérite (Anamosa, 2021)
« Les nouvelles portes des grandes écoles » (PUF, septembre 2022)