Les inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN) du Calvados ont été humiliés et associés à des chiens dans un document, de type bestiaire, qui a circulé au sein du département pendant près de deux ans. Aujourd’hui, près d’un an après que l’administration a pris connaissance de la situation, ils et elles attendent toujours réparation. « Ce document nous a humiliés auprès de nos collègues, auprès de nos écoles et ensuite au niveau national » nous confie Corinne Sourbets, IEN à la retraite citée dans le bestiaire. « Depuis deux ans, j’attends que les accusés soient condamnés, administrativement et pénalement, j’attends que l’on reconnaisse mon statut de victime. J’attends réparation, ne serait-ce que par le biais d’excuses publiques ».
Pour les Inspecteurs de l’Éducation Nationale (IEN) du Calvados, l’ambiance n’est pas au bout fixe et cela depuis de nombreuses années. « A l’époque de l’ancien DASEN et de son équipe de direction, l’ambiance était déjà délétère, dans une forme de mépris des collaborateurs » raconte Corinne Sourbets, IEN aujourd’hui à la retraite, qui avait alerté la rectrice en décembre 2021 sans qu’aucune réponse ne lui soit jamais apportée. C’est dans ce climat déjà pesant qu’elle tombe sur un document les comparant, ses collègues et elles, à des chiens. Un choc pour l’IEN. « On parlait d’une parisienne habitant ma commune » nous confie-t-elle. « Je me suis immédiatement reconnue et j’ai reconnu mes collègues. L’auteur du document nous dépeignait sous nos caractéristiques physiques, et ce de façon abjecte, et sous nos caractéristiques professionnelles. C’était une double atteinte, personnelle et professionnelle ».
Des IEN dénigrés et humiliés dans un bestiaire circulant au sein de la DASEN
Le document, ce sont quatorze diapositives Powerpoint que nous avons pu consultées, et qui comparent les IEN à des chiens dans des termes plus que dégradants. « Là, c’est notre purge, celui dont on aimerait tellement se débarrasser. Fourbe, menteur, mauvais comme la gale, on a déjà essayé de s ’en débarrasser mais personne n’en veut (même dans l’Orne!). Il est l’ami des chevaux à ce qu’il paraît…En tout cas, on l’a fait castrer de peur qu’il se reproduise! » peut-on lire sur l’une des diapositives. Une autre évoque Prosper, « un chien qu’est d’gauche. Alors, lui, faut pas l’approcher. Il est fourbe, il chique tout ce qui se présente et on a beau lui mettre des roustes, il va toujours y revenir! Une vraie purge! ». Ou encore une autre qui fait référence aux origines sociales de l’un des IEN « Là c’est mon chien des banlieues!… Chais bien, il a pas l’air à la hauteur comme ça… Mais en fait, c’est vrai, il est pas à la hauteur… Pas méchant, se casse le c… pourtant mais y a toujours un truc qui va pas (mal au dos, rhume des foins, mal au C…) ».
Alerté, le SI.EN-UNSA, syndicat des IEN, a immédiatement réagi. « Dès que nous avons été informés et avons vu le document, nous avons interpellé le ministère, via la direction de l’encadrement qui a immédiatement réagi en se déclarant choquée et en apportant tout son soutien aux IEN» assure Patrick Roumagnac, secrétaire général du syndicat des inspecteurs de l’Éducation nationale. Une enquête administrative a été diligentée dans la foulée, en parallèle de l’enquête judiciaire. « On attend une condamnation sans ambiguïté de ce document, au niveau local » ajoute l’élu syndical. « Il n’y a eu aucune communication spontanée de la DASEN ou de la rectrice sur ce sujet. Il a fallu, à chaque fois, arracher quelques mots de soutien aux inspecteurs. C’est aberrant. Il faut au moins une expression qui dit que la hiérarchie aurait dû faire le constat qu’il y avait eu un dysfonctionnement, qu’elle aurait dû réagir plus vite, affirmer plus clairement son soutien aux inspecteurs, lancer plus rapidement les procédures… ». Selon le responsable syndical, la preuve a été apportée qu’à la direction de la DASEN, alors en poste, on avait eu vent du document bien avant que les IEN le dénonce. « Le bestiaire a circulé par mail et l’équipe de direction était dans la liste des destinataires » commente Patrick Roumagnac.
Une direction académique qui n’aurait pas réagi assez tôt
Contactée, Armelle Fellahi, actuelle directrice académique des services de l’éducation du Calvados, affirme qu’elle et la rectrice ont immédiatement réagi. « Madame la Rectrice et moi avons fait un communiqué dénonçant la situation. A titre personnel, j’ai directement dit en conseil d’IEN tout le caractère inadmissible de ce document et tout mon soutien. J’ai aussi écrit à chaque IEN à différentes reprises ». Pourtant, le communiqué évoqué que nous avons pu consulter est daté du 7 octobre 2022, soit près de cinq mois après que le document ait fuité et que le syndicat des IEN ait alerté le ministère et l’administration locale…
Pour autant la situation n’est pas simple, de l’aveu même du responsable syndical. En effet, dès juillet 2022, lorsqu’elle a eu vent de la circulation du bestiaire, la rectrice avait transmis le dossier à la justice conformément à l’article 40 de procédure pénale qui oblige « tout officier public ou fonctionnaire qui dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République ». Elle avait aussitôt accordé la protection fonctionnelle aux trois IEN qui ont porté plainte. L’affaire avait été classée sans suite sans permettre d’authentifier l’auteur marquant un coup d’arrêt dans la procédure judiciaire. C’est un élément nouveau qui l’a relancée en septembre.
Mais le Patrick Roumagnac insiste, « l’administration locale n’a pas fait le job, elle n’a soutenu ses collaborateurs et collaboratrices qu’une fois la justice saisie alors qu’elle avait été alertée bien avant. Les personnes qui ont participé – au moins dans la diffusion du document – sont restées en place encore longtemps ». Une situation qu’a décidé de dénoncer le syndicat lors du conseil supérieur de l’éducation du 26 janvier dernier dans une déclaration préliminaire.
« Le temps de l’administration n’est manifestement pas le même que celui des acteurs de terrain auprès desquels nous travaillons au quotidien. Toujours plus vite… Enfin, « toujours », pas vraiment. L’administration centrale sait manifestement prendre son temps quand il convient d’analyser les conditions de travail des inspectrices et des inspecteurs. Depuis deux ans et six mois nos collègues d’un département maritime et normand ont dénoncé des propos infamants dont ils ont été les victimes. Certains ont préféré quitter ce département ou ont même anticipé leur départ en retraite ». Depuis plus de six mois, une enquête interne a été diligentée, mais n’a produit aucun effet jusqu’alors. Au fil du temps, cinq collègues, soit plus du tiers des inspecteurs du département sont partis en congé de maladie imputable au service… Le temps passe et aucune évolution n’apparaît avec une hiérarchie dont le positionnement oscille entre mépris et indifférence ».
Aujourd’hui, plus de deux ans après, Corinne Sourbets et ses collègues attendent « que les accusés soient condamnés, administrativement et pénalement ». Ils attendent toujours que l’on reconnaisse leur statut de victime.
Lilia Ben Hamouda