Dans cette tribune, Alain Bouvier recteur et Professeur associé à l’université de Sherbrooke, demande à tous les acteurs de la communauté éducative de dépasser les postures pour aller vers l’objectif premier de l’École : accompagner l’élève dans sa réussite. Pour cela, il préconise de « penser l’école de la pensée ».
Quand je découvre sur les médias les nombreux propos corporatistes, je me demande « et l’élève dans cela ? ». Avec les récentes possibilités proposées par le gouvernement pour favoriser l’action pédagogique collective, horizontale, en termes d’innovations et de projets, faut-il faire la fine bouche et dénoncer des intentions qui seraient maléfiques ? La qualité des actions humaines de proximité n’est-elle pas première ? D’autres pays ont prouvé que rien ne condamne un système éducatif à être bureaucratique, normatif et rigide comme le nôtre. À condition de penser l’école en conséquence, pourquoi ne pas courir le risque de la flexibilité et de l’humain, en développant des projets éducatifs locaux innovants, accompagnés de nouveaux métiers et d’une gestion des ressources humaines de proximité. La langue d’Ésope illustre le pire et le meilleur. Au bénéfice des élèves, tout en évitant le pire des intentions gouvernementales, faut-il, pour autant, se priver du meilleur ?
La permanente réforme de l’État
Le court terme nous aveugle. Sur les réseaux sociaux, l’envahissante actualité du jour sera remplacée demain par une autre, puis par une autre encore. Parmi ces messages, quel est celui qui marquera l’Histoire, annoncera un virage conséquent, une réforme durable au bénéfice des élèves ? En France, les évolutions de l’Éducation nationale se font au rythme des décennies, parfois du quart ou du demi-siècle ; ainsi, toujours à la recherche d’une bonne formule, les ZEP ont déjà 40 ans.
La fin des Trente Glorieuses vit apparaître, au milieu des années 1980, des réformes de l’État qui depuis se poursuivent sous tous les gouvernements. Quand fut mis en œuvre, sur plusieurs années, un plan interministériel de formation de tous les cadres publics, ensemble, brisant les traditionnels silos des fonctions publiques, cela avait échappé aux citoyens car les réseaux sociaux n’existaient pas encore. Concernés eux aussi, les Hauts responsables de l’Éducation nationale vécurent ce plan d’abord comme une douloureuse et surprenante révolution. Puis le programme souleva de l’intérêt et, pendant plusieurs années, il fut décliné dans les académies au bénéfice des cadres intermédiaires, pédagogiques et administratifs. En revanche, rien de comparable ne fut proposé aux enseignants (Sur le plan administratif, ils sont à l’échelle A ; mais du point de vue des sciences de gestion, très peu nombreux sont en position de cadre). Ils furent tenus à l’écart de ces évolutions conséquentes créant ainsi, il y a près de 40 ans, un fossé qui perdure entre deux cultures professionnelles.
En 2001, en vue de mettre de la rationalité dans la conduite de l’action publique et son évaluation, le Parlement vota à l’unanimité une loi constitutionnelle, la Loi organique des lois de finances (LOLF), qui depuis oriente la conduite de l’État et inspira la culture des indicateurs au sein des fonctions publiques. Peut-on dire qu’en 2001 l’intégralité du Parlement avait sombré dans le libéralisme ? Certes pas ! Il voulait être en mesure d’assurer, enfin, ses responsabilités constitutionnelles. Vingt-deux ans après, cette loi est devenue le cadre naturel d’action du Parlement et des ministères.
La LOLF vise à piloter par les résultats et à évaluer l’action publique en faisant appel à la Cour des comptes. Cette dernière fut rénovée sous l’autorité de Didier Migaud, qui avait été, quelques années avant, en tant que député, l’un des deux « pères » de la LOLF. À la manière du think tank qu’elle est devenue, la Cour des comptes vient de proposer une nouvelle organisation du système éducatif, incluant, entre autres, une redéfinition du métier d’enseignant. Moins sujette aux aléas politiques que les gouvernements, elle poursuit son action, de façon continue en direction du Parlement, des gouvernements successifs, des ministères et donc du nôtre. Actuellement, pour notre École, de quel autre projet d’ensemble dispose-t-on ? Aucun, disons-le clairement, et la simple demande de statu quo n’est pas un projet ! Il est donc temps de penser l’école de la pensée.
Rêvons de proximité
L’expression gestion des ressources humaines est pour moi un oxymore. Le rapprochement entre l’humain et la gestion ne va pas de soi. Marie-Danielle Campion préfère parler de « gestion des richesses humaines » et pour ma part, j’évoque « la direction et l’animation d’équipes », qu’elles soient de 3 ou de 200 personnes. Un tournant fut marqué lorsque le ministre François Bayrou créa en 1995, dans chaque rectorat, une direction des ressources humaines. Cette fonction initialement originale fut, en 25 ans, digérée par la bureaucratie. À quoi sert-elle aujourd’hui ? À gérer des dossiers de personnes en difficulté, selon ces fameux barèmes introduits en 1967 et qui ont tout perverti. En 2013, sur ce sujet, j’avais rédigé un article dans lequel je plaidais pour une gestion des ressources humaines de proximité et par la confiance.
Le rôle primordial de la confiance évoqué dans mon texte fut, plus tard, dévalorisé pour des raisons idéologiques, lorsque le terme devint le gimmick d’un ministre l’employant pendant cinq ans, au point même de l’associer à une loi et de le décrédibiliser aux yeux de nombreux acteurs, alors que cette idée reste l’une des rares sources de progrès possibles.
La proximité, déjà mise en valeur et préconisée dans un rapport de Pierre Mauroy en 2000, favorise un fonctionnement naturel des groupes, qui se distingue des modes bureaucratiques, descendants, normatifs, ignorant l’humain. Qui dit proximité dit possibilités de travail en équipes, à travers des liens horizontaux, autour de projets fédérateurs, construits par les acteurs et non décrétés par l’administration. Cela suppose que les équipes, se placent sur le registre des responsabilités collectives, mais veillent aussi à échapper à l’autocratie et à des formes locales de bureaucratie. C’est possible !
L’horizontalité est une chance à saisir, elle sera ce que les équipes en feront. Le but n’est pas de s’opposer à un ministre, ni de se conformer à ses injonctions ; à mes yeux ces attitudes sont accessoires. Seul importe l’intérêt de l’élève, bien absent dans les débats corporatistes, qui permettent à certains de s’abriter dans le confort que peut apporter un système bureaucratique anesthésiant.
Cette idée de proximité touche des sujets sensibles qui la freinent
L’Éducation nationale est un système complexe au sens d’Edgar Morin. Tout agit sur tout. La moindre décision sur un point a des conséquences sur d’autres et parfois, une microdécision peut déclencher un macro-effet (effet papillon). Une évolution vers le développement des actions horizontales, inscrites dans des réseaux locaux, conçues et menées en proximité, directement sur le terrain par les acteurs eux-mêmes, touche plusieurs sujets sensibles en France, souvent évoqués mais jamais traités. Il en va ainsi des courtes absences des professeurs du second degré, de la définition et de la mesure du temps de travail des enseignants (fonctionnaires de l’État), des postes à exigences particulières, des postes à profils, du nombre des contractuels, de leur rôle et de leur recrutement, du rôle des directeurs d’écoles et des chefs d’établissements secondaires, de l’évolution du métier d’enseignant, de l’évaluation de l’action pédagogique locale, etc. Autant de freins possibles !
Le désir assumé d’innovation et de responsabilité collective sera-t-il suffisant pour franchir ces obstacles ?
Alain Bouvier