Aborder en 4ème un roman long et difficile comme La Bête humaine de Zola, c’est possible ? Oui, démontrent Marie Pigache au collège Barbey d’Aurevilly de Saint-Sauveur-le-Vicomte et Marie-Lyse Martin au collège Diderot de Cherbourg. A condition, expliquent les deux professeures de lettres, de changer la posture des élèves. La séquence se fait arpentage, exploration et enquête sur le roman : recherche d’indices, mises en relation, formulation d’hypothèses, mémos de travail, rapport multimédia … La posture s’avère bénéfique : l’élève « comprend enfin les rouages » du roman, développe son « autonomie dans le travail », « devient un lecteur averti »…
Faire lire La Bête humaine en 4ème, voilà qui peut paraitre bien ambitieux : pourquoi le choix de cette œuvre longue et difficile pour un jeune lecteur ?
Cela peut paraître ambitieux en effet, mais c’est justement cette ambition et la complexité de l’œuvre qui permettent une réflexion littéraire riche des élèves et leur adhésion. En effet, c’est parce que l’œuvre est complexe et qu’elle interroge le monde, qu’elle les pousse à réagir. Les élèves ne peuvent rester passifs face à un tel texte. Cependant, il est vrai que l’œuvre est longue et nous avons choisi une version abrégée de l’École des Loisirs afin de ne pas décourager nos plus petits lecteurs.
De plus, si le but était bien de faire lire des œuvres patrimoniales en lien avec les problématiques proposées par le programme de 4ème de français (“La fiction pour interroger le réel” et « la ville, lieu de tous les possibles ? « ), l’édition 2020 du Festival du Livre de jeunesse et de bande dessinée de Cherbourg-En-Cotentin, année de genèse du projet, nous a confortées dans notre choix puisque la thématique était “En quête d’enquête”, sujet qui rendait évident la posture à faire adopter aux élèves, celle de lecteur-enquêteur, posture “miroir” de celle de Zola dans ses carnets d’enquête pour la rédaction des Rougon-Macquart.
Vous lancez le travail par une sorte d’ « arpentage » du chapitre 1 : en quoi consiste l’activité ? quel intérêt à un tel découpage ?
Nous avons en effet fait le choix de confier une partie du texte à chaque groupe d’élèves plutôt que de les faire travailler sur le chapitre complet. Plusieurs raisons ont conditionné ce choix.
Dans un premier temps, il s’agissait, pour nous, d’accrocher nos lecteurs en leur confiant une mission : trouver tous les indices qui aident à une meilleure compréhension de leur texte. Pour cela, nous leur avons proposé des activités assez attractives, comme l’activité “post-it” qui a pour but d’affiner leur compréhension. Les élèves se prennent vite au jeu car cela n’est pas très difficile au départ : il s’agit de créer un “post-it” pour chaque personnage rencontré dans leur passage. Cependant, tout se complexifie quand il leur faut se mettre d’accord sur les liens que les personnages entretiennent entre eux. Alors, l’activité prend tout son sens et les élèves travaillent leur compréhension : ils doivent convaincre leurs camarades, en relisant certains passages, ou chercher ensemble quand ils ne parviennent pas à bien identifier le personnage. La mère Victoire a d’ailleurs suscité de nombreux débats au sein des groupes.
De plus, le fait de découper le texte nous permettait d’insister sur certains aspects de l’histoire : l’attente impatiente de Roubaud, le passé de Séverine, la colère montante du mari jaloux… Grâce à l’activité que nous avons appelée le “wagon-enquête”, les élèves devaient faire le lien entre leur texte, l’histoire qui avait précédé leur passage et les hypothèses qu’ils pouvaient dresser sur la suite (ou le relevé d’indices posé par l’auteur, pour les élèves qui avaient déjà avancé dans leur lecture).
Enfin, le dispositif nous a permis de préparer les élèves à la deuxième étape de notre séquence puisque le scénario pédagogique suivant leur proposait de prendre en charge l’analyse d’un chapitre complet au sein du projet collaboratif de l’analyse de l’œuvre par les quatre classes engagées.
Les élèves sont amenés à se faire enquêteurs sur certains chapitres du roman et à réaliser un rapport d’enquête multimédia : pouvez-vous expliquer en quoi consiste précisément ce travail ?
Les élèves ont déposé leurs travaux de recherche au fur et à mesure sur le cahier multimédia de l’ENT (Espace Numérique de Travail) et, à partir de leurs documents, ils devaient expliquer à l’oral ce qu’ils avaient compris, découvert, analysé. Au fil des séances, ils se sont montrés de plus en plus autonomes face à ce travail. En effet, nous les avions beaucoup guidés lors des premiers chapitres et leur avions fourni plusieurs méthodes pour analyser l’œuvre : les graphes, le chemin de discours, le “wagon-enquête”, les questionnements sur le texte… Petit à petit, ils ont été amenés à prendre des décisions quant à la meilleure méthode à utiliser pour révéler le sens du texte et à élaborer leur support d’oral.
Le cahier multimédia a donc été le support numérique idéal pour ce travail : il a permis aux élèves, dans un premier temps, de collecter les informations nécessaires à la compréhension de leur texte puis, dans un second temps, de s’enregistrer facilement pour en rendre compte.
De cette manière, lors de la diffusion des oraux à l’ensemble des classes, les lecteurs du cahier multimédia, car il s’agit bien d’un travail collectif, avaient alors accès à l’ensemble des informations et documents qui permettaient une meilleure compréhension du texte.
Une dernière étape conduit à mener une enquête sur le meurtre final : comment avez-vous procédé ?
Les élèves ont commencé par réaliser un “chemin de lecture”, une pratique qui permet sous la forme de mots-clés et de petits dessins de rendre compte de sa compréhension. Nous menons cette activité régulièrement depuis plusieurs années et nous continuons de la faire évoluer (depuis 2016 et nos premiers “chemins de lecture”, nous avons expérimenté avec succès le “chemin d’écriture” et maintenant nous affinons le “chemin de discours”).
Puis, nous avons imaginé une sorte de carnet d’enquête policier afin que les élèves prennent la place des enquêteurs en charge du meurtre de Séverine et relèvent tous les indices qui leur auraient permis de résoudre l’affaire. Ils devenaient ainsi, eux-aussi, des personnages actifs de l’histoire. Il leur fallait alors identifier le lien de la victime avec les différents suspects – Roubaud, Cabuche et Jacques Lantier -, les indices laissés sur le lieu du crime ou aux alentours, l’arme du crime, le mobile de chacun et enfin reconstituer l’emploi du temps le plus précis possible des trois personnages.
La séquence accorde aussi beaucoup de place à « l’oral de travail » : qu’entendez-vous par là ?
Tout le long de cette séquence, les élèves ont été amenés à “oraliser” leur analyse des textes et leurs recherches. Ainsi, les différents enregistrements durant lesquels les élèves ont expliqué, analysé, cité le texte ont été formulés et enregistrés. Et surtout, les élèves ont eu recours de nombreuses fois à ce procédé tout le long de l’étude. De cette manière, les oraux n’étaient plus envisagés comme le travail sommatif d’une analyse littéraire mais bel et bien comme un travail au long cours qui se structurait au fil des séances et qui devenait plus pertinent dans son contenu et plus efficace car il permettait de développer les compétences de l’oral.
Le support d’oral s’est lui aussi construit au fil de leur réflexion, en réponse à des questionnements qui avaient été suscités par le texte. Loin de ressembler à un texte écrit que les élèves auraient pu lire, il se dessinait au fur et à mesure de leur travail pour une plus grande efficacité et une meilleure accroche de l’auditoire : il fallait noter les notions-clés à aborder, les passages à citer, les connecteurs à utiliser… Bref, il fallait construire ce que nous avons appelé “chemin de discours”, une sorte de fil structuré et organisé pour bien faire comprendre le chapitre analysé.
Au final, en quoi vous semble-t-il pertinent d’amener l’élève à se faire enquêteur sur une œuvre littéraire ?
La méthode que nous avons mise en place ici se prêtait pleinement à l’étude de cette œuvre patrimoniale qui finalement met en scène un crime pour lequel le coupable ne sera jamais puni : Jacques Lantier.
Amener l’élève à se faire enquêteur lui-même nous a paru évident car cela le place dans une posture d’étude satisfaisante, stimulante et tout à fait valorisante parce qu’il comprend enfin les rouages mis en place par Zola pour écrire son texte. Au fur et à mesure des différents scénarios de la séquence, qui fournissent les outils et méthodes et favorisent l’autonomie dans le travail, l’élève devient un lecteur averti. La richesse des interventions des élèves nous a d’ailleurs confortées dans cette idée et ils nous ont confirmé que cette posture les avait aidés à mieux comprendre le texte dans un questionnaire que nous leur avons soumis à mi-parcours.
Après deux années d’expérience, nous avons pu constater les bienfaits d’un tel dispositif. Ainsi, dès qu’une œuvre littéraire est assez riche pour permettre d’adopter cette posture, nous la proposons aux élèves. Elle a, par exemple, particulièrement bien fonctionné en 3e cette année pour l’étude de La Promesse de l’aube de Romain Gary.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Ressources et documents de la séquence