Par-delà les changements de noms au fil des modes ou des idéologies, où en est réellement l’étude de texte dans l’enseignement du français ? Cette « approche analytique de la littérature » est l’objet d’une enquête de l’équipe de recherche PELAS et d’un riche ouvrage collectif sous la direction de Sylviane Ahr et Isabelle de Peretti. L’étude est d’envergure : 28 classes de 3ème et 2nde en France et en Belgique, 72 séances enregistrées, des questionnaires et entretiens qualitatifs avec les enseignant·es et les élèves. L’étude, édifiante, interpelle l’enseignement du français : si l’analyse des textes littéraires fait le quotidien de beaucoup de classes, les pratiques en la matière révèlent les tensions et interrogent fortement les enjeux du travail mené.
Le poids de la tradition
L’enquête confirme combien les auteurs étudiés en classe appartiennent majoritairement au « patrimoine scolaire », encore plus au lycée. « Le travail collectif en groupe-classe » à travers « un cours dialogué » reste la norme et pour l’élève, « le pourcentage du temps de réflexion individuelle ne représente que 7% du temps global ». La posture et les gestes enseignants ne changent guère : « L’enseignant se révèle avant tout un lecteur expert, qui a pour mission de former des lecteurs experts : il donne sa problématique, guide la lecture, apprend à lire de manière distanciée. Il apprend à « commenter un texte », dans un jeu réglé et très dirigé, laissant peu de temps et d’espace aux élèves comme lecteurs singuliers ni même à la communauté des élèves lecteurs ».
Quid de l’écriture, avant, pendant ou après l’étude du texte ? Il ressort « que la place accordée aux écrit(ures) est modeste, que les fonctions qui leur sont dévolues sont certes diverses mais peu souvent mises au service d’une réception personnelle du texte et peu exploitées pour développer les compétences scripturales des élèves. C’est surtout au service d’une lecture experte que l’écriture, principalement métatextuelle est développée. »
Quelle approche en particulier du théâtre ? « Les espaces ouverts à la réception esthétique et à l’interprétation par le jeu, à l’analyse du spectacle en lien avec l’analyse dramaturgique sont souvent vite refermés et difficilement investis par les élèves ». Qu’en est-il de l’étude des textes de Molière, que l’Ecole a d’ores et déjà panthéonisé ? « Les analyses du texte moliéresque répondent notamment à l’acquisition de savoirs sur le genre du théâtre et les différents types de comique. L’accueil des réceptions singulières des élèves reste complexe et l’étude de l’actualisation de l’œuvre que constitue chaque nouvelle mise en scène peu présente dans ces séances ». Ainsi, raconte Magali Brunel, un enseignant cherche à faire émerger les procédés comiques dans l’acte I de L’Ecole des Femmes, mais les élèves, eux, expriment leur révolte face au « pédophile » Arnolphe. Des enjeux se dessinent alors : considérer et confronter davantage les réceptions singulières, contextualiser et actualiser les textes pour les questionner et les revitaliser, « faire place aux enjeux éthiques des œuvres » tout autant qu’à leurs caractérisations et catégorisations scolaires.
L’espoir de renouvellements
Le numérique change-t-il la donne ? Magali Brunel et Claude Crusca soulignent combien potentiellement il transforme la textualité et les gestes de lecture, en ouvrant à la manipulation, à la transmodalisation, au travail en réseaux… Constat que certains jugeront étonnant : « Plusieurs enseignants parmi les plus expérimentés disent travailler avec le numérique tandis que, a contrario, un tiers seulement des débutants (moins de 5 ans d’ancienneté) disent employer les outils numériques dans leurs pratiques pédagogiques. » Sur 52 séances analysées, seules 24 ont utilisé des « écrans », essentiellement pour de la projection via le vidéoprojecteur (« devenu un outil central dans l’enseignement de la littérature »), seules 14 ont permis aux élèves d’en être « utilisateurs », mais cela semble malgré tout « constituer une évolution par rapport aux constats antérieurs ». Par ailleurs, « le numérique n’est jamais sollicité comme un objet d’enseignement mais plutôt comme un moyen pour élaborer, transmettre et consolider des connaissances et compétences littéraires. »
Dans ce dispositif, l’enseignant invente « une nouvelle forme de tissage » entre des documents hétérogènes. Le plus fréquemment, il occupe la place centrale entre le TBI et le tableau blanc/noir sur lequel il écrit au fur et à mesure les éléments essentiels. « On note une forme de redondance entre supports, le support du texte photocopié sur papier constituant un double du texte projeté, de même que la trace écrite des élèves redouble celle du tableau noir. » La manipulation numérique du texte projeté se limite essentiellement au surlignage pour repérer des « procédés » d’écriture. Seules 6 séances mènent l’approche de l’œuvre par des supports qui sont aussi audio ou vidéo. Elles favorisent une appropriation plus sensible et sensorielle du texte. En témoigne cet enseignant qui, sur un extrait d’Un long dimanche de fiançailles, donne la consigne suivante : « Identifiez les éléments visuels et sonores qui vous aident à vous faire des images. » Seules 4 séances proposent une organisation en ilots où chaque groupe dispose d’une tablette ou d’un portable : à la fin, les travaux sont projetés et la synthèse ainsi construite « facilite le sentiment de la prise en compte de l’avis et du travail de tous ». Avec acuité, Magali Brunel et Claude Crusca en appellent à la « formation initiale et surtout continue pour permettre aux enseignants non pas tant de découvrir de nouveaux matériels et pratiques mais de conscientiser des usages du numérique déjà effectifs pour pouvoir les associer à des objectifs didactiques précis et favoriser le développement de relations diversifiées de leurs élèves aux œuvres qu’ils leur proposent de fréquenter ».
L’ouvrage écalure en effet aussi quelques possibilités de refondation. Par exemple, Cécile Couteaux montre la nécessité « d’interroger les valeurs du texte, de confronter en tant que lecteur ses valeurs à celles du texte et de réfléchir aux valeurs grâce aux échanges intersubjectifs au sein du groupe-classe. » Pour ce faire, « la forme du procès d’un personnage » semble la plus adaptée. Par-delà les injonctions des programmes ou celles des enseignants (« Ce poème, vous le sentez ou toujours pas ? »), Pierre Moinard comme Sylviane Ahr montrent les difficultés à déployer réellement dans la classe la « lecture participative » et « le partage du sensible » : « il revient à la recherche de s’emparer de ces questions et de les traiter dans une perspective pragmatique afin d’offrir aux enseignants et aux formateurs des pistes certes de réflexion, mais aussi d’action. »
Et maintenant ?
« Comment accorder une place aux subjectivités lectorales dans les échanges si l’on pense que l’enjeu de la lecture scolaire est en tout premier lieu de produire un écrit métatextuel normé et fidèle au discours critique institué ? » L’ouvrage éclaire bien des tensions, entre pratiques « sédimentées » et tentatives de renouvellement, bien des contradictions aussi, entre l’Ecole et la littérature, entre les programmes et les prescriptions, entre les injonctions théoriques et leur déploiement réel, entre ce qu’on souhaite faire et ce qu’on a appris à faire.
2008 et 2015/2018 pour le collège, 2010 pour le lycée : les données de l’étude seraient-elles déjà un peu obsolètes ? Cela n’est hélas guère certain si on considère la chape de plomb que sont venus poser les programmes Blanquer sur le français au lycée.
Le vers serait-il dans le fruit, c’est-à-dire dans l’exercice même de l’étude de texte ? Possible, tant on voit l’inventivité de nombreux collègues pour s’en détacher, pour ne pas réduire la littérature à la culture des « morceaux choisis », pour ne pas enfermer l’enseignement du français dans une « liste de textes » n’excédant pas « une vingtaine de lignes » (EAF Blanquer), pour ne pas corréler « la qualité de la lecture » à « la profondeur de la fouille » (François Le Goff).
L’ouvrage lance alors bien des défis : aux programmes, à la didactique, à la formation, chantiers qu’on espère tous ouverts pour transformer, diversifier et libérer les pratiques. Il nous lance aussi une belle invitation : professeur.es de français, encore un effort pour que le texte littéraire cesse d’être un simple objet scolaire et pour que chaque élève advienne comme sujet lecteur, « capable d’une parole inouïe » (François Le Goff) ?
Notes de lecture par Jean-Michel Le Baut
Analyser des textes littéraires du collège au lycée : Quelles pratiques, pour quels enjeux ? Sous la direction de Sylviane Ahr et Isabelle De Peretti, UGA Editions 2023, ISBN : 978-2-37747-374-8
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