Dans cette chronique, Bruno Devauchelle revient sur la place de l’École dans la construction de l’esprit critique des élèves. Comment en ces temps de flux continus d’informations sous des formes multiples, l’École peut-elle les accompagner dans le tri de celles-ci ? Depuis de nombreuses années, l’institution Éducation nationale s’est attelée à la tâche avec l’EMI (éducation aux médias et à l’information). Mais est-ce suffisant ? Une question sur laquelle s’est penchée une mission flash de l’éducation nationale.
Les propositions pour développer l’esprit critique se multiplient depuis plusieurs années et elles s’amplifient depuis de nombreux mois au cours desquels on a pu comprendre que l’expression « fake news » était devenue la simple traduction d’une réalité, qui, si elle n’est pas nouvelle, semble avoir pris de l’ampleur. De la propagande du docteur Goebbels à la rumeur d’Orléans (étudiée par Edgar Morin), la manipulation de l’information est une pratique récurrente dans toutes les sociétés. Du mensonge à la construction d’informations « presque vraies », d’une vérité proclamée à un savoir argumenté, l’éventail des types d’informations auxquels chacun de nous peut avoir accès est très large et ne peut qu’interroger notre capacité à y faire face, d’une part et notre capacité à développer des « postures adaptées » chez les jeunes et les élèves. Si cela n’est pas complètement nouveau, la création du CLEMI en 1983 par Alain Savary souhaitait proposer de « favoriser une meilleure compréhension par les élèves du monde qui les entoure tout en développant leur sens critique ».
Une information ça se fabrique
Chaque élève, chaque enseignant, chaque citoyen est confronté à de multiples informations et à des nombreux (trop ?) accès à ces informations. Parmi cette variété on trouve, par exemple, derrière cet article sur les dérives d’un journaliste de BFM TV depuis licencié, un autre aspect de la question de l’information, celui des entreprises qui « fabriquent les informations » en choisissant d’utiliser, entre autres les moyens de diffusions massifs que permettent les réseaux sociaux numériques pour « influencer » les « humains ». Il devient ainsi difficile de s’informer le plus directement possible ou plutôt le plus « objectivement » possible. Pour le dire autrement, est-il possible de développer un esprit critique sans une connaissance suffisamment complète de la manière dont est fabriquée l’information ? Pour mémoire, on pourra relire deux ouvrages qui datent un peu mais dont le contenu est éclairant pour tout adulte qui entend participer à l’éducation de l’esprit critique : « La fabrication de l’information. Les journalistes et l’idéologie de la communication » de Florence Aubenas et Miguel Benasayag (La Découverte 1999) et « Les petits soldats du journalisme » de François Ruffin (Hachette Pluriel 1ere édition les Arènes 2003). La question posée concernerait autant les « receveurs » (leur esprit critique) que les émetteurs (leurs intentions…). Quand s’ajoutent à cela les directives politiques plus ou moins contraignantes et parfois incitatives à la création d’entreprise de fabrique de l’information, on prend la mesure des difficultés.
Quand la représentation nationale s’inquiète
L’Assemblée nationale a effectué une mission flash sur l’éducation critique aux médias commencée en novembre 2022. Le résultat a été présenté 15 février 2023 en même temps que la proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne. Dans le même temps une proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants a été déposée et votée le 6 mars. L’assemblée semble vouloir faire avancer la cause de l’EMI de manière significative, mais aussi protéger les jeunes, et dans le même temps mieux contrôler les opérateurs, aussi bien pour les logiciels pour les parents (loi Studer de 2022) que désormais aussi pour éviter les dérives que nous signalions au débit de cette chronique à propos des « fermes d’information ».
Rappelons ici les axes qui se déploient et les raisons qui les amènent ainsi sur le devant de la scène. D’une part, les élus et des chercheurs constatent la faiblesse de nombreux parents face aux écrans mais aussi vis-à-vis des droits de leurs enfants. D’autre part, on observe la multiplication des informations de toute nature dont il faudrait qu’un minimum d’esprit critique soit mobilisable par ceux qui y accèdent pour éviter d’être manipulé ou trompé. Enfin, il faudrait parvenir à contrôler les contenus diffusés (cf. la pornographie avec l’interdiction d’accès aux enfants de moins de 15 ans), c’est à dire encadrer d’une part le contrôle d’accès pour les plus jeunes et d’autre part mieux limiter les contenus pouvant affecter les plus jeunes. L’affaire n’est pas simple (en particulier à cause des questions de droit international), mais cette multiplication de propositions de loi et autres préconisations est révélateur de l’angoisse de nombreux adultes face à ces contenus et aux effets sur leurs enfants.
Pour une définition simple et lisible de l’esprit critique !
C’est donc parce qu’une éducation à l’esprit critique semble insuffisante que le législateur met en place des « garde fous » en amont. Malgré les travaux du Conseil Scientifique de l’EN, publiés en 2021, on s’aperçoit que dans les faits, la mise en oeuvre est difficile, c’est d’ailleurs aussi ce que l’on ressent à la lecture du rapport de la commission de l’assemblée sur l’EMI. La recherche, telle qu’elle est présentée dans le rapport du CSEN, montre bien la fragilité de ce que « l’on sait ». On peut même constater que dans de nombreuses recherches on néglige le contexte culturel (latin, anglo-saxon, oriental…) dans lequel s’effectuent ces travaux. La conception de l’information est liée à l’histoire et la culture au sein de laquelle les individus évoluent. Quand en plus on lit cette définition du même CSEN « Nous avons défini l’esprit critique comme la capacité de calibrer correctement la confiance que l’on a dans certaines informations, grâce à un processus d’évaluation de la qualité épistémique de ces mêmes informations, en vue de prendre une décision. », on comprend qu’il y a du chemin à faire pour parvenir à faire évoluer l’état d’esprit de chacun face au monde qui nous entoure. D’ailleurs dans ce même texte, il est question de ce que l’on peut appeler « la faiblesse » de l’humain face au monde informationnel.
Agir, enfin, dans un collectif
C’est dans ce même texte que l’on peut lire une traduction fonctionnelle de cette définition : « conduire les élèves à mieux reconnaître, par des critères spécifiques, ce qui rend une source plus fiable – comment, dans notre société de l’information et de la communication, mais aussi des sciences et des technologies, se forge une réputation, s’établit une autorité épistémique, comment il est possible de (se) faire tromper par des moyens inédits. Il s’agit également de leur apprendre à jauger la qualité des preuves à l’appui d’un contenu d’information, et à distinguer entre preuves solides, garanties d’objectivité, et preuves moins déterminantes. ». Un débat pourrait être engagé entre enseignants autour de cette proposition au sein de tous les membres de la communauté éducative.
Malgré tout, on peut penser qu’il y a davantage de travail à mener que de se limiter à la relation à l’information. C’est en particulier le travail sur ce qui construit chacun de nous avec son entourage et qui nous amène à nos différences. Les milieux sociaux, les conditions de vie, l’environnement social et matériel (…) sont des paramètres qui participent de ces différences. Car ce sont elles qui posent problème au sein d’un collectif comme la classe ou la communauté éducative. La diversité des points de vue mais aussi la force de leur expression dans le dialogue ou le débat ont pour effet de « perturber » l’analyse et parfois influencent la compréhension. Quand un collègue déclare avec assurance une opinion voir un fait, on a parfois du mal à mettre en cause son propos, mais aussi parfois on se « soumet » à celui ou celle qui parle fort. De plus, l’esprit critique ne s’enseigne pas, il se vit. C’est à cette « introspection systémique » que l’on peut inviter toutes les communautés éducatives qui veulent avancer sur le sujet. Ce n’est pas en cantonnant l’EMI aux seuls professeurs documentalistes que l’on fera avancer cette question éminemment transversale : permettre aux jeunes de développer leur esprit critique.
Bruno Devauchelle