En cette journée internationale des femmes, Gabriel Bierer, historien, brosse le portrait de femmes qui ont contribué à bâtir l’école. L’occasion de saluer leur travail et leur mémoire.
Dans l’évocation des fondateurs de l’école républicaine, viennent à l’esprit le plus souvent et le plus spontanément les noms de Jules Ferry et Ferdinand Buisson. Parfois, pour les connaisseurs, Félix Pécaut et Jules Steeg arrivent derrière. Les normaliens chers à Péguy sont régulièrement évoqués également, lui pour qui ces « jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence ». Des hommes, en somme. Une école masculine dans les mémoires, qui oublie volontiers ce que cette école de combat républicain doit aux femmes.
Pauline Kergomard
Dans ce panthéon masculin, émerge Pauline Kergomard, qui devient institutrice à 18 ans. Son rôle est à juste titre honoré du fait qu’elle est à l’origine de la transformation des salles d’asiles, sortes de lieux à vocation sociale qui accueillaient les enfants les plus démunis, en classes et écoles maternelles. Très à l’écoute des mouvements pédagogiques naissants, en lien avec la psychologie de l’enfance qui se développe, elle introduit le jeu mais aussi les premières initiations à la lecture et à l’écriture. Ferdinand Buisson la nomme déléguée générale à l’inspection des salles d’asile, avant que Jules Ferry, en 1881, ne la nomme Inspectrice générale des écoles maternelles. On mesure son importance considérable, même si, dans les mémoires, elle semble jouer le rôle de l’arbre qui cache la forêt. D’autant que cette mission relève, aux yeux des républicains de l’époque, des missions « naturellement » dévolues aux femmes : la prime enfance, le premier âge, les premiers soins.
Odette Laguerre
En ce 8 mars 2023, peut-être n’est-il pas inutile de dire ce que l’école doit aux femmes, moins connues, moins visibles, même si la recherche en rend compte, comme dans le beau travail de Jérôme Krop sur les fondateurs de l’école républicaine. Il s’agit de celles qui ont fait l’école et qui se sont engagées dans le combat républicain avec ardeur, conviction et autorité. L’une d’elles mériterait un sort plus enviable. Odette Laguerre est lyonnaise, et elle intervient régulièrement dans les revues pédagogiques en plein développement au tout début du XXème siècle. Elle appuie, par ses écrits, tous les combats pédagogiques certes, mais aussi républicains, antinationalistes et féministes. Comme le montre la récente thèse de Mélanie Fabre qui en dresse le portrait, elle appartient à la génération des institutrices et instituteurs qui ont pris fait et cause dans le combat contre l’injustice faite à Dreyfus. Intellectuelle, elle se présente comme étant une « bourgeoise féministe quoiqu’heureuse en ménage et socialiste, quoique privilégiée ». Elle écrit très tôt dans des revues ouvertement socialistes où l’esprit libre-penseur dominent. Et c’est sur l’école qu’elle va développer ses convictions les plus acérées. Comme beaucoup de pédagogues dans l‘Entre-Deux-Guerres, Laguerre (comme son nom d’épouse ne la prédisposait pas), fera ainsi partie du mouvement pacifiste en réaction à la boucherie de la Grande guerre, en devenant membre de la Ligue internationale des mères et éducatrices pour la paix fondée par Albertine Eidenschenk en 1928.
Ce que l’on sait moins, c’est la part que prend Odette Laguerre à définir une éducation à la paix à partir des leçons d’histoire de l’école primaire. Soucieuse de fraternité, elle rédige une série d’articles pédagogiques pour engager les maîtres et avec eux, les élèves, à définir une éducation fraternelle. Déjà, dès 1888, dans le Journal des instituteurs, elle rompait avec la vulgate volontiers antimusulmane de l’école républicaine de l’époque, alors que la colonisation au Maghreb battait son plein et que les conquêtes des armées françaises se faisaient dans la brutalité et la répression. Dans une leçon rédigée par Laguerre pour le Cours supérieur – les élèves de 11 à 13 ans destinés au Certificat d’études, Mahomet, l’islam et la civilisation arabe sont présentés dans une perspective emprunte de respect : « Les Arabes étaient loin de la barbarie qui avait caractérisé les envahisseurs germains. Ils cultivaient l’astronomie, la géométrie, l’algèbre, l’arithmétique… » Pour elle, la naissance de l’Islam n’est pas systématiquement à mépriser, ni à dénigrer, mais à resituer dans l’ensemble des grandes civilisations du monde : « Malgré ses imperfections, l’œuvre de Mahomet est une grande œuvre. Il a fait vivre sous une loi meilleure et plus douce des millions d’homme ». Perspective assurément décalée au regard de l’époque coloniale contre laquelle Odette Laguerre s’élève.
Plus tard, en 1904, dans la même revue pédagogique, elle écrit trois textes sur l’intolérance, à partir des faits contenus dans le programme d’histoire : « La liberté de penser ou de croire, dont nous commençons à jouir aujourd’hui, a été l’une des plus lentes et des plus difficiles conquêtes de la raison », écrit-elle en donnant des exemples dans l’histoire des Albigeois et de l’Inquisition, des protestants et bien sûr de l’édit de Nantes et sa révocation. En 1905, elle poursuit son engagement, alors que le débat sur la séparation des Églises et de l’État fait rage : « L’Inquisition inquiétait aussi les savants, les inventeurs. Elle brûlait leurs livres, si elle y découvrait des erreurs ! Tout ce qui était nouveau lui paraissait suspect. Elle obligea le grand savant italien Galilée, par la menace du bûcher, à renier la théorie de la rotation de la terre, qu’il avait, le premier, enseignée, parce que cette découverte ne s’accordait pas avec la bible et l’histoire de Josué arrêtant le soleil ». De façon très moderne, elle réinterrogeait les programmes et faisait en sorte d’offrir des outils intellectuels aux maîtres parfois éloignés géographiquement des bibliothèques et des sociabilités militantes.
Jeanne Néplaz
Mais il en est beaucoup d’autres, de femmes institutrices, pédagogues, sans lesquelles l’école ne seraient pas construite de la même façon. C’est par leur travail intellectuel et pédagogique, à l’égal des hommes et à leur côté que beaucoup ont participé à l’aventure républicaine de l’école. Lors d’un colloque récent tenu en novembre 2022 à Annecy, Martine Koné et Benoit Falaize ont évoqué la figure de la très jeune Melle Jeanne Néplaz qui, pilier du syndicat des instituteurs et institutrices de Haute-Savoie depuis l’armistice de 1918, maîtresse à l’école primaire supérieure de Thonon, rédigea un texte en 1920 sur la réforme de l’enseignement et s’interrogeait sur comment donner une culture générale aux élèves. Jeanne Neplaz y développe plusieurs thèses très proches des méthodes actives. « Apprenons aux élèves, qu’elle que soit leur destination, à lire, et non pas à déchiffrer péniblement les mots d’un texte, à lire sans hésitation, en comprenant pleinement le sens des mots. Ce but bien modeste n’est que rarement atteint ». En cela, elle correspond dans son intention aux buts de l’école de la République, de donner la culture à chaque élève, au-delà du seul déchiffrage. Plus encore, « nous devons exercer l’esprit critique de l’enfant ». Combat constant des républicains.
Combien sont-elles, institutrices, pédagogues, républicaines, humanistes, à avoir contribué à bâtir l’école, sans que l’on connaisse leur nom, leur combat et la qualité de leurs réflexions ? La recherche a déjà commencé à dépoussiérer les archives départementales, et cela relève indéniablement de la justice et de la nécessité que de leur rendre leur entière visibilité pour mieux comprendre ce qui anime l’école publique.
Gabriel Bierer