Vous travaillez sur ce projet étayé et documenté depuis plus de dix ans et abordez le déni de grossesse, un sujet délicat, source d’a priori tenaces, d’opprobre sociale, susceptible de poursuites judiciaires pour les femmes concernées. Pourquoi ce choix d’une fiction de cinéma ?
J ‘ai commencé à m’intéresser au déni de grossesse en 2011, ma rencontre avec le Dr Félix Navarro [le film est dédié à la mémoire de ce médecin à l’origine de l’Association française pour la reconnaissance du déni de grossesse] a été fondamentale. Grace à lui, j’ai pu connaître des femmes qui avaient subi un déni. Elles ont eu la générosité de me raconter leur expérience et elles m’ont bouleversée.
De leurs paroles j’ai retenu un sentiment d’injustice très fort, d’incompréhension et une douleur insondable, et j’ai voulu écrire une histoire qui mêlerait certains détails de leur vécu, tout en étant un vrai scénario original de fiction.
La fiction permet de faire un pas de côté et de m’imaginer plus facilement à la place de Claire, l’héroïne. De plus, seule une fiction pouvait reprendre les faits l’un après l’autre, comme l’enquête de justice l’effectue, et proposer au spectateur d’en être le témoin privilégié.
Le spectateur, comme Thomas, le mari de Claire, et Sophie, son amie de toujours, voit Claire sauter dans une piscine, en maillot, quinze jours avant d’accoucher.
Et que voit-il ?
Rien, rien de particulier. Une chose est certaine, Claire n’est pas enceinte.
Evidemment, on ne peut pas filmer un vrai déni, puisque par essence, on ne le voit pas, on ne le sait pas, on ne perçoit pas la grossesse en question !
Je voulais vraiment que l’enquête soit le moteur du film, et nous conduise à envisager, comme Sophie et Claire vont le faire ensemble, toutes les pistes, toutes les difficultés que Claire va devoir braver pour clamer son innocence.
Seule une fiction me permettait de positionner Claire et Sophie, amies de toujours, toutes deux avocates, ce que j’utilise dans la suite de l’histoire. Une avocate suspectée de tentative d’infanticide sur un enfant de moins de quinze ans, pareille situation cristallise beaucoup d’interrogations.
Comment avez-vous nourri l’écriture du scénario ?
J’ai beaucoup lu, rencontré beaucoup de gens : médecins obstétriciens, psychiatres, psychologues, experts pour les Assises, avocats et magistrats, journalistes. Et ce sont surtout des femmes qui m’ont confié leur expérience.
Outre un casting à rebours des conventions, quels partis-pris de mise en scène pour conjuguer les mouvements profonds de l’intime et les ressorts de la machine judiciaire ?
Je voulais que le spectateur soit un peu bousculé, qu’il interroge son ressenti face à l’histoire incroyable de cette femme. Je voulais un film très simple, frontal, à l’écoute de Claire, comme l’est Sophie : une caméra qui observe en quelque sorte et qui tente de décrypter ce qui a pu se passer dans l’esprit de son amie, et dans son corps resté muet à cette troisième grossesse. Il fallait que l’on sonde ses faits et gestes, pour approcher son mystère, et pour tenter de comprendre.
Par ailleurs, ce sont les ressorts de la machine judiciaire qui donnent le tempo au film.
J’ai imaginé davantage d’étapes à l’histoire dans le scenario que ce qu’on en voit à l’écran, pour aller ensuite à l’essentiel, en travaillant l’ellipse afin que le temps passe, et qu’on retrouve cette femme toujours en détention préventive, en attente de compréhension ; celle des autres, mais aussi la sienne.
Ainsi on a un axe, celui du thriller judiciaire avec les tensions et rebondissements liés aux décisions de justice, et un autre axe, celui d’un thriller de l’intime, qui nous montre comment Claire réagit, comment elle se débat, face à l’adversité, mais aussi face à elle-même.
J’ai pensé les cadres, le découpage en amont, je souhaitais isoler souvent les visages, et qu’on tente de repérer qui la croit, qui la pense coupable. J’avais en tête des plans de Bergman, dans « Le Silence » ou « Persona », mais aussi de Bresson. Tous deux avaient une façon de faire vivre un gros plan avec une telle intensité, par un investissement exceptionnel de la part de leurs comédiens-’modèles’.
Je voulais aussi cette lumière laiteuse, blanchâtre au début, qui devient plus directe au retour de Claire chez elle. Au début, cette lumière étale, dans sa blancheur, rejoint sans doute une idée qu’on tente de nous ‘vendre’ concernant la maternité. A mes yeux, elle devait justement contraster avec la violence de la situation, à l’instar de l’esthétique du film de Ronit & Shlomi Elkabetz, « Le Procès de Viviane Amsalem » [fiction sur la lutte d’une femme en Israël pour sa liberté, le divorce ‘religieux’ impliquant l’accord du mari , lequel s’y refuse, sortie en 2014]. Avec cette esthétique-là, les personnages sont comme en apesanteur, presque déréalisés.
Au moment où Claire sort de prison, on a tenté un choix de lumière plus direct, plus marqué, qui pèse sur les personnages, qui les dessine plus, qui les ancre aussi chacun dans leur espace, dans leur réalité.
Et la dimension éthique de votre démarche de cinéaste ? Depuis vos débuts dans la réalisation de courts-métrages, de documentaires et de fictions, vous vous intéressée aux questions sociales et notamment à la condition des femmes. A quels questionnements inédits vous confrontez-vous cette fois?
Je me suis intéressée, en effet, à des femmes en marge de la société, souvent ‘border line’, comme on dit.
Ici c’est une femme qui est au contraire parfaitement insérée, déjà mère, avec un métier solide, avocate, donc dotée d’instruction, d’une certaine culture et de moyens. C’était pour moi absolument nécessaire que cette femme, Claire, soit heureuse dans sa vie, épanouie, et indépendante. Ainsi je faisais comprendre que ce mal n’arrive pas, -contrairement à une idée reçue-, à des jeunes filles, ingénues, précaires, sans moyen, sans socle. On sait d’ailleurs que les dénis arrivent pour 80% à des femmes qui ont un compagnon, pour 50% à des femmes qui sont déjà mères. Il était très important que Claire soit déjà mère, on se dit forcément à un moment ou à un autre : ‘mais c’est impossible, elle sait ce que c’est que de mettre un enfant au monde’…
Je pense que le déni de grossesse, interroge nos perceptions de l’autre, et de nous mêmes.
Je ne pense pas avoir mis en valeur des questionnements particulièrement inédits, j’imagine que vous faites référence à la transmission transgénérationnelle, à la psyché en somme, et à ce que Claire partage, de gré ou de force, avec ses aïeux. Je me suis intéressée à ces questions depuis longtemps et j’avais d’ailleurs rencontré à ce sujet Anne Ancelin Schützenberger [universitaire et spécialiste de la psychogénéalogie, morte en 2018].
Nous sommes faits des cellules de nos géniteurs, et nos psychés sont aussi construites sur les traces de celles de nos parents, de nos grands parents …
J’ai donc tenté l’hypothèse selon laquelle le déni aurait quelque chose à voir avec une souffrance particulière rattachée à la maternité. Une souffrance qui ne serait pas nécessairement celle de la femme qui fait un déni, mais une souffrance qui pourrait resurgir plusieurs générations plus tard.
Certaines histoires de famille hantent (sans qu’on le sache vraiment) nos propres vies, et il faut s’y attaquer pour s’en libérer, les mettre au jour, et se sentir vivre pour son propre compte. Avec le déni, de grossesse, je crois qu’il y a quelque chose de cet ordre là, mais nous sommes encore loin de pouvoir le démontrer. Il faut admettre qu’on ne sait pas pourquoi il arrive, que l’on n’a pas d’explication tangible, scientifique. Mais, puisque c’est une réalité, un phénomène identifié pour ce qu’il est, on devrait traiter ces femmes autrement.
Avez-vous, pour votre part, le sentiment que la réalisation de ce film vous a permis d’approcher le ‘mystère’ du déni de grossesse ?
J’ai surtout approché des femmes qui avaient incarné ce déni de grossesse et son mystère!
Le mystère restant même pour elles encore assez épais. Toutes travaillent sur elles-mêmes à un moment pour se rétablir. Pour se pardonner de ne pas avoir vu, ni compris…
Ce film n’est pas une explication, c’est juste l’histoire de Claire.
J’espère que ce film nous interrogera sur cette femme qu’on traite de monstre, qu’il nous fera ressentir une émotion pour elle, puis nous interpellera sur la façon dont la société, c’est-à-dire nous tous, traitons ces femmes…
Les commentaires hostiles et les insultes pleuvent dans une certaine presse à chaque fois que dans l’actualité revient le cas d’une femme qui a ‘fait’ un déni de grossesse… Certains n’hésitent toujours pas à parler de sujets qu’ils ne connaissent pas. Pour ce qui est des dénis de grossesse, c’est vraiment le cas de le dire !
Je pense qu’en filmant Claire (jouée par Maud Wyler) j’ai filmé une femme qui, en tant que comédienne, a accepté de fouiller en elle-même, de faire ressortir des ‘choses’ irrésolues (comme nous en avons tous) et son visage nous le montre.
Il s’y lit son incompréhension des autres mais aussi, encore une fois, sa propre incompréhension. J’ai voulu des plans où son visage serait comme un paysage par temps nuageux, avec toute une palette de nuances, d’ombres et de brillances qui surgissent au fur et à mesure qu’elle se livre. C’est d’ailleurs une des très grandes forces de l’interprétation de Maud Wyler, on filme son enveloppe mais on capte les mouvements de son âme aussi.
Quels arguments à vos yeux pour inciter le jeune public à aller voir « Toi non plus tu n’as rien vu » ?
La curiosité. La curiosité de l’autre, donc de soi-même aussi.
Ce film parle de la maternité, de ce qu’elle implique dans notre société, de cette difficulté à la partager. Je crois que les jeunes générations vont prendre un nouveau chemin, c’est déjà commencé du reste. Pour aller vers l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes, il faut chercher à se comprendre soi même et à comprendre l’autre. Ne pas commencer par le jugement. S’intéresser en somme.
D’où vient votre désir de cinéma (formations supérieures à Louis Lumière et Master à Paris 8, pratiques à différents postes de la création…) ? L’exercice du métier correspond-t-il à vos attentes ? En tant que femme et cinéaste, quel regard portez-vous sur la place des femmes dans l’industrie cinématographique ?
A 14 ans je faisais des courts métrages en super 8 avec mes cousins. Je crois que j’ai toujours voulu regarder les autres, sans doute pour les comprendre et me comprendre aussi !
L’exercice du métier comme vous dites est très complexe. Faire un film c’est beaucoup d’argent. Et cette réalité implique des engagements, des partenaires, on n’est pas complètement seul à faire des choix. Il y a des intrications de toutes sortes, pas uniquement financières, morales aussi. Mais en même temps, et c’est le principe de ce métier, c’est un travail d’équipe. On ne réalise pas un film seul.
La place des femmes dans l’industrie cinématographique est à l’image du reste de la société. On ne nous accorde pas la même confiance qu’aux hommes. On ne nous donne pas les mêmes budgets … Moins d’un quart des films français sont réalisés par des femmes, qui obtiennent toujours des budgets de montants 45% inférieurs à ceux alloués aux réalisateurs.
Propos recueillis par Samra Bonvoisin