Lorsque l’on désigne les enseignants et enseignantes, on évoque bien souvent les hussards noirs de la république. Un propos étrange et injuste selon l’historien Claude Lelièvre.
Lorsqu’il s’agit de mettre en valeur les enseignants, l’habitude a été prise de les désigner par l’expression « hussards noirs de la République ». Si l’on prend quelque recul, il apparaît que cela est à la fois injuste et quelque peu étrange.
En premier lieu, c’est indiscutablement injuste parce que la plupart des professeur(e)s des écoles ou des collèges et lycées sont des femmes et que l’expression ‘’hussards noirs’’ désigne sans appel historiquement des hommes. Selon « Repères et statistiques » de 2022, le pourcentage de femmes parmi les enseignants du second degré est de 60 % et s’élève même à plus de 86 % dans le premier degré. Cet état de fait n’est nullement une singularité française, car l’on retrouve à peu près les mêmes pourcentages en moyenne dans les pays de l’OCDE : 84 % dans le primaire et 64 % dans le secondaire. On remarquera au passage que ces pays, où les revenus des professeur(e)s sont en moyenne plus élevés qu’en France n’ont pas pour autant un taux de féminisation des métiers enseignants plus bas.
En second lieu, c’est quelque peu étrange car cette expression a été lancée par l’écrivain Charles Péguy en 1913, dans un contexte de vives tensions nationalistes et militaires en Europe, prélude au conflit de 14-18. Et elle était fondée sur l’uniforme que portait les normaliens au début de la troisième République (les instituteurs n’ayant jamais porté d’uniforme, et a fortiori les institutrices).
Extraits de la contribution de Charles Péguy au 6° « Cahiers de la quinzaine » de la 14° série, du 16 février 1913: « Vive la nation ! On sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien. Car l’ennemi, pour nous, l’esprit du mal, c’était les Prussiens. Ce n’était déjà pas si bête. Ni si éloigné de la vérité. C’était en 1880. C’est en 1913.Trente-trois ans après. Et nous y sommes revenus. Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs […] Un long pantalon noir. Une longue redingote noire, bien droite, bien tombante, mais deux croisements de palmes violettes aux revers. Une casquette plate, noire, mais un croisement de palmes violettes au-dessus du front. Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire[…]. Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. Par ces hussards noirs de la sévérité. Ils avaient au moins quinze ans. Toutes les semaines il en remontait un de l’École normale vers l’École annexe ; et c’était toujours un nouveau ; et ainsi cette École normale semblait un régiment inépuisable».
On le voit, cette expression globalisante « hussards noirs » de la République fait problème alors même qu’elle est censée glorifier ceux (et celles?) qu’elle englobe. Pourtant cela fait longtemps que les femmes sont plus nombreuses dans l’enseignement primaire que les hommes. En 1880, elles étaient déjà majoritaires : 54 %, dans l’enseignement primaire (public et privé). Dès 1930, les deux tiers des enseignant(e)s du primaire sont des femmes. Elles atteignent l’étiage des trois-quarts en 1970.
A vrai dire- même chez les républicains- nombreux sont ceux qui pensent que s’occuper de l’éducation et de l’instruction des enfants est plutôt un métier de femme (célibataire si possible). En premier lieu, Jules Ferry lui-même qui n’hésite pas à en faire part publiquement lors du Congrès pédagogique des instituteurs et des institutrices de France du 19 avril 1881 : « Je suis profondément convaincu, quant à moi, de la supériorité naturelle de la femme en matière d’enseignement. Il y a certes des pères qui sont capables de montrer la tendresse, le dévouement, la délicatesse d’une mère. Il y a certes des pédagogues qui peuvent avoir, et les grands pédagogues l’ont tous en eux, quelque chose de maternel. Mais enfin la loi générale, c’est que le sentiment maternel est le plus profond ressort de l’éducation ».
La femme peut certes envisager une autre fonction que celle de mère (au foyer), à savoir celle d’enseignante ; mais, dans la mesure du possible, à une condition : celle d’être une mère sublimée, une enseignante célibataire que se dévoue pleinement en tant que « mère » (« symbolique ») des enfants des autres. Une conception qui a été explicitement développée par Jules Ferry lui-même lors du congrès pédagogique des instituteurs et institutrices de France du 19 avril 1881 : « l’institutrice qui reste fille trouve dans l’éducation des enfants d’autrui la satisfaction de ce sentiment maternel, de ce grand instinct de sacrifice que toute femme porte en elle ».
Derrière cette figure sublimée, ce n’est pas celle du « hussard noir » qui apparaît, mais la « bonne soeur », avec son « dévouement » réel ou supposé. Après l’assassinat de l’enseignante du lycée Saint-Thomas d’Aquin de Saint-Jean de Luz, il a été dit immédiatement que la professeure d’espagnol poignardée avait fait preuve d’un « très grand dévouement ». On est dans les clous…
Claude Lelièvre