Faire ensemble l’expérience de la littérature et celle de la citoyenneté, c’est possible ? Assurément, démontre Stéphanie Lokoli à travers son projet « Coloration judiciaire ». Le travail est mené en 4ème au collège Henri Bordeaux à Cognin, en interdisciplinarité et en partenariat avec la faculté de droit de Chambéry. Au riche programme : journée du droit au collège, simulation d’un procès fictif, sortie au Palais de Justice, exploration judiciaire du roman de Zola La Bête humaine…. Durant ce « J’accuse » romanesque, les élèves endossent différents rôles (avocat, juge, prévenu, greffier…) qu’ils écrivent, puis jouent. En faisant résonner ainsi le roman et la loi, le projet constitue l’élève comme sujet : sujet lecteur, sujet oral, sujet moral, sujet citoyen.
Le travail mené articule plusieurs disciplines : dans quel but ?
Ce dispositif est effectivement mené dans le cadre d’un projet interdisciplinaire avec ma collègue d’histoire-géo-EMC et d’un partenariat entre le collège et la faculté de droit : il permet d’enseigner la littérature tout en interrogeant la question de la justice et de la loi. Dans cette séquence intitulée « la fiction pour interroger le réel / une confrontation des valeurs », il me semblait intéressant de montrer aux élèves que la vie judiciaire peut s’incarner dans le parcours fictif des personnages. J’ai donc choisi de travailler avec eux, en classe, sur l’itinéraire de Jacques Lantier. Dès lors, chaque étude de texte ou groupement de textes en lien avec ce personnage, épris de folie meurtrière, donnait l’occasion de les initier à l’univers du barreau et de les conduire à s’interroger sur la loi : qu’il s’agisse du faux-témoignage, du coupable idéal en la personne de Cabuche, du positionnement d’un témoin oculaire, de la question de la « fêlure héréditaire » ou encore de la posture d’un avocat. Les élèves ont donc très souvent été amenés, à partir de l’étude de plusieurs extraits, à chercher des articles de loi -je pense notamment à celui du faux témoignage mais il y en a bien d’autres encore- et à confronter par la suite la véracité de leurs recherches lors d’un temps d’échange organisé avec un professionnel du droit. La salle de classe s’est dès lors peu à peu transformée en un tribunal. L’espace classe a été réaménagé. Une barre de tribunal permettait de donner une coloration judiciaire à cette étude intégrale de l’œuvre de façon encore plus significative.
Quelle est la posture de l’élève dans un tel dispositif ?
Par cette appellation « coloration judiciaire » il s’agissait de pouvoir placer le sujet lecteur dans une dynamique différente. En effet, si plonger l’élève dans la posture valorisante d’un avocat ou d’un juge peut motiver, stimuler, qu’advient-il lorsque le rôle à endosser ne lui convient pas ? J’ai donc cherché dans ce dispositif à faire en sorte que l’élève puisse dépasser sa représentation initiale d’un extrait pour aller plus loin dans son positionnement critique et dans sa lecture. Il s’agissait d’instruire le dossier du texte pour construire des postures de lecteur différentes.
De quelle façon ?
Il convenait d’alterner avec un texte objet, un texte servant de tremplin dans la progressivité du récit ou encore un texte avec une certaine action pour pouvoir en débattre. C’était donc un challenge permanent : tant pour l’enseignant -je ne savais pas à quoi m’attendre – que pour les élèves puisque ces derniers, avant l’étude d’un texte, devaient tirer au sort leur rôle. Il était associé à une mission d’écriture précise. Par exemple, on pouvait retrouver les éléments suivants : « Rôle : victime. Mission lecture-écriture : lire l’extrait proposé. Vous allez prochainement rencontrer votre avocat. Vous devrez donc préparer votre dossier avec un résumé des faits et des problèmes que vous rencontrez. »
Comment les élèves s’emparent-ils de ces consignes ?
Quand cela leur convenait, j’avais un « Ouf ! » de soulagement qui arrivait mais quand le rôle ne convenait pas, c’était un « Oh non pas celui-là ! ». Et alors là, j’observais la réaction de l’élève, envieux dans un premier temps de ses camarades qui avaient tiré un rôle apparemment « facile » puis complètement démobilisé dans un second temps puisqu’il considérait ne « rien avoir à dire ». Devant une mine déconfite, les autres camarades ont commencé à leur écrire un petit mot d’encouragement, puis deux, jusqu’à ce que l’élève ou les élèves retrouvent peu à peu de la motivation et aient envie de se confronter au texte, d’aller chercher à l’intérieur de celui-ci la matière nécessaire pour construire leur écrit en fonction de la mission d’écriture visée. En somme, se dépasser ! C’est donc dans un cadre coopératif que s’organisaient les échanges entre les élèves, ce qui favorisait un climat de classe convivial. Le texte faisait alors l’objet de lecture, de relecture, de recherches, un va et vient incessant entre l’objet livre et tout ce qui pouvait graviter à l’extérieur de l’œuvre. La posture de lecteur évoluait puisque l’extrait proposé devenait une sorte de lecture-enquête où il s’agissait de trouver des arguments, des preuves, de revenir sur une scène, de s’intéresser sur le choix et l’origine des mots. Tout ceci constituait un véritable levier d’écriture tout en contribuant à une réflexion sur la vie morale et citoyenne.
Comment se déploie l’étape orale du travail ?
Dans un deuxième temps du dispositif s’organise la phase d’oralisation devant la barre de tribunal et dans un espace classe aménagé. Dans le tirage au sort figure également le rôle de la greffière. A ce moment là, un ou deux élèves se chargent de rédiger une note d’audience. Parfois on se rend compte qu’il peut y avoir deux productions différentes pour une même prise de parole. C’est alors intéressant, dans un temps réflexif, de pouvoir mesurer cet écart dans la retranscription des débats oraux et d’en discuter. Avant cette oralisation, il faut préciser que chaque début de séance s’inscrit dans un rituel d’éloquence bien précis : un échauffement à la prise de parole mené par un élève, puis un jeu collectif qui vise, à partir d’une phrase d’amorce en lien avec l’œuvre, à constituer un récit cohérent jusqu’au bout, ensemble, mais surtout à vérifier le degré de compréhension de l’histoire, les erreurs d’interprétation ou la confusion des personnages. L’historicité de la séance précédente devient ainsi plus parlante.
Le travail mené cherche à engager une réflexion sur la question de la justice et de la loi : comment la journée du droit organisée dans votre collège prépare-t-elle un tel travail ?
Le 4 octobre 2022 a eu lieu la journée du droit des collégiens. C’était l’occasion de prolonger le partenariat entre le collège et l’université de droit de Chambéry que j’ai impulsée il y a 7 ans désormais. Dès lors, un temps d’échange puis une co-animation avec un professeur de droit privé, M. Quézel-Ambrunaz, ont été engagés durant une séance de 2 heures, dans 2 classes de 4ème. Dans un premier temps, des extraits des « Animaux malades de la peste « de La Fontaine ont été lus, puis discutés avec les élèves afin de les faire réfléchir sur la thématique nationale, imposée cette année : « Sommes-nous tous égaux devant la justice ? ». Ensuite, les élèves ont été invités à rejouer les grandes étapes d’un procès fictif à partir d’une mise en situation donnée par l’enseignant de droit.
Chaque élève a donc tiré au sort le rôle qu’il allait endosser : juge, avocat, témoins, procureur, prévenu. Les fiches supports élaborées par mon collègue de l’université s’organisaient de façon très explicite : en haut de la feuille figurait le rôle à revêtir , un rappel des faits de la situation , le but et les objectifs visés si l’élève « piochait » tel acteur du procès. Comme ma collègue d’histoire-géo- EMC travaillait avec les élèves au même moment sur la fonction des différents participants dans le cadre d’un procès et sur le cheminement de la loi et son application par les acteurs de la justice, les élèves ont su vite constituer des repères et trouver du sens dans la continuité de leurs apprentissages. Une première phase rédactionnelle a été organisée en groupe de 3 ou 4 élèves. Le second temps fut orienté vers l’oralisation de leurs travaux tout en veillant à réinvestir le travail en éloquence qui avait été fait durant ce début d’année. En effet, une classe de 4ème s’était déjà produite sur scène dans le cadre d’une manifestation nationale, La Belle Harangue, qui célébrait la fête de l’écriture et de la parole. Le professeur de droit orientait donc les élèves sur la nécessité d’une répartition de la prise de parole dans une audience tandis qu’au même moment je menais un travail de réflexion avec les élèves sur la prise de parole dans une magistrature assise ou debout.
Les élèves sont-ils allés aussi au tribunal ?
Cette expérience s’est effectivement prolongée avec une sortie culturelle au Palais de Justice durant laquelle les élèves ont pu assister à une audience correctionnelle au Tribunal de Grande Instance de Chambéry. Au delà d’une réflexion sur le parcours d’orientation de l’élève sur les métiers du droit et de la justice, ces derniers basculaient ainsi de la fiction judiciaire à la réalité avec l’idée qu’ils puissent eux-mêmes se questionner sur leur propre jugement. Durant la sortie, les élèves avaient au préalable tiré au sort leurs activités respectives. Soit ils devaient se livrer à un compte rendu d’audience avec un questionnement particulièrement bien étayé par la professeure d’histoire-géo-EMC. Soit ils avaient la possibilité d’évaluer l’éloquence judiciaire d’un des acteurs du procès à travers une grille d’oralité qui rassemblait à la fois des critères sur la disponibilité corporelle, l’élocution, et la mise en œuvre de l’argumentation. A la suite de cette sortie , un retour réflexif a été effectué en classe sur le procès auquel ils avaient assisté et plus tard, un temps d’échange et de rencontre a été réalisé avec une greffière, des personnels de l’administration pénitentiaire, afin de s’interroger à la fois sur le métier de surveillant/e pénitentiaire, l’univers carcéral et les lois inhérentes à la maison d’arrêt.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Stéphanie Lokoli dans Le Café pédagogique
Les valeurs de l’enseignement des lettres
Dans le Café : procès de personnages