« Maîtres d’école. Journal d’instituteurs 1768-1885 » retrace l’histoire de l’école à partir du journal de quatre instituteurs d’une même famille picarde. « Un petit trésor » selon Jean-Louis Bianco qui en a rédigé la préface. Et en effet, ça l’est. On y découvre le métier d’instituteur sous l’ancien régime – une église omniprésente, sous la révolution, sous la IIIème république… On y découvre les questionnements qui traverse les quatre enseignants, des questionnements qui ne sont pas sans rappeler ceux des enseignantes et enseignantes d’aujourd’hui.
Pris par l’actualité de l’école, confronté au présent du métier, nous ne mesurons pas toujours ce que les conceptions et les pratiques les plus quotidiennes de la professionnalité des instituteurs, aujourd’hui professeurs des écoles, doit à l’histoire. En publiant les journaux professionnels d’instituteurs de 1768 à 1885, heureusement sauvegardés dans les archives familiales, les descendants d’une famille de maîtres d’école donnent à voir les persistances du métier, inscrites dans des contextes à chaque fois différents, de la monarchie d’Ancien régime à la République, en passant par la Révolution, l’Empire, la restauration monarchique, la révolution de 1848 et le Second Empire.
Cette plongée dans le quotidien de la vie de quatre maîtres d’école sur plusieurs générations, permet de lire différemment, à hauteur des classes, à hauteur de l’humilité du métier, l’évolution même de la scolarisation jusqu’à la IIIème République. On y lit les lents progrès de la scolarisation et de l’alphabétisation des campagnes, alors que celles-ci connaissent encore, jusqu’au mi-temps du XIXème, les carences alimentaires, les famines et l’indigence. C’est toute l’histoire de l’école ancrée dans la grande histoire qui affleure au fil des pages.
L’influence de l’église et des Lumières
On y perçoit, chronologiquement, la place de la religion dans la construction de l’école française, et la place qu’elle occupe dans le métier même du maître. Faire chanter le Te Deum, les psaumes, être en relation avec les curés qui surveillent et qui, souvent, nomment les instituteurs, font partie des missions de la personne choisie pour enseigner aux enfants du village, en plus de celle, non négligeable, d’être chantre, c’est-à-dire de chanter à l’église lors des célébrations. A ce sujet, on perçoit bien dans un des journaux ce en quoi la restauration de la Monarchie en 1815 a marqué un retour en arrière et la reprise en main, par l’église, de l’école communale, lorsqu’Jean François Aimable Julliart écrit, le 12 avril 1816 comment « Monsieur le Curé vient souvent à l’école, (et) examine les livres des écoliers, emporte ceux qui ne lui plaisent pas (…) Quant à moi, je sens mon cerveau bouillir mais je ne souffle mot puisque je ne suis pas le plus fort. »
Aussi, et en parallèle, on mesure l’importance des nouvelles idées, issues des Lumières, où les noms de Condorcet, Montesquieu, Voltaire, apparaissent dans les références des maîtres, même si ceux-ci sentent bien la difficulté à oser lire ce que le curé méprise et condamne. Les législations prévues pendant la Révolution française sous l’impulsion des rapports sur l’éducation de Condorcet, puis la loi de Guizot de 1833, sont citées comme des acquis précieux pour un métier encore artisanal et précaire. Les lois Ferry, et notamment celle sur la gratuité, sont célébrées par Louis Rustique Julliart qui écrit le 12 août 1881 : « Voici la gratuité dans toutes les écoles (…) C’est le règne de l’égalité : rien de mieux. »
Plus de deux siècles d’invariants
Mais, par-delà les mutations du métier et les améliorations progressives de la condition des maîtres, ces quatre cahiers personnels autant que professionnels, témoignent des invariants de la profession, faits de résonnances avec aujourd’hui parfois surprenantes, leur conférant une actualité remarquable. Ainsi, les préoccupations des maîtres d’école semblent extrêmement stables, malgré les contextes politiques et sociaux différents. Les cahiers régulièrement tenus disent, par exemple, la crainte de na pas être légitime face aux attentes des familles. Les affres et les doutes des débutants dans le métier et la peur de ne pas être à la hauteur de la tâche s’expriment sans fard.
Autre continuum de l’école, la question de l’autorité est souvent présente dans les écrits. Comment me faire obéir ? Comment ne pas être trop dur, sans être trop doux ? Se faire respecter ou se faire craindre ? La grande affaire. Surtout lorsque les élèves contribuent aux conflits du maître avec ses parents. Un accident d’élève dans sa classe émeut particulièrement Pierre Maréchal en avril 1769, surtout lorsque la mère vient se plaindre avec véhémence, ou lorsque Jean François Aimable ne peut s’empêcher de corriger un élève qui n’est autre que le fils d’un révolutionnaire qui trouve trop neutre le maître d’école.
Trois autres thèmes, majeurs, parcourent l’ensemble de la période contenue dans les quatre journaux. Pour le premier, il s’agit de l’organisation des apprentissages : les lectures à faire, les livres à acquérir, la découverte des revues pédagogiques qui naissent au XIXème siècle, mais aussi le choix dans l’aménagement des classes, du volume de bois suffisant pour chauffer la salle, mais aussi l’organisation matérielle concrète de la classe. Ces questions pratiques, intellectuelles, didactiques et pédagogiques s’appuient sur la volonté de créer les conditions les meilleures pour favoriser les apprentissages des élèves. Jusqu’au travail de la taille des plumes d’écriture, aux encriers à remplir et aux tables à installer à bonne hauteur. Le dévouement dont les journaux témoignent font partie des invariants du métier. Et dans ce dévouement, l’anxiété de ne pas parvenir à faire lire et écrire les élèves qui sont confiés à l’école du village. Et compter ! Ainsi cet écrit du 16 mars 1779 : « Quel travail fatiguant d’apprendre le calcul à des enfants et que de temps à y passer. » Ou encore, cinq ans plus tard, le 15 novembre 1784, ce sentiment d’impuissance et de découragement devant les difficultés des élèves de la campagne : « Quand je lui crie après lui, il se met à pleurer et il ne sait plus rien du tout. »
Le second thème touche la rémunération des maîtres et celle des directeurs d’école. Les revendications sont nombreuses sur les conditions d’exercice du métier. Le 28 mai 1828, Jean François Aimable s’en plaint : « Depuis quarante ans, on nous aveugle de décrets, de circulaires, d’ordonnances sur la direction des écoles, mais on ne parle pas souvent d’augmenter nos gages et ils sont toujours les mêmes, toujours insuffisants ». Un sentiment qui aura de l’avenir…
Enfin, le thème qui s’impose en lisant chronologiquement de 1768 à 1885, concerne le progressif sentiment d’adhésion au service public d’éducation, au service de la nation et de la patrie. On sera surpris peut-être de voir que dès 1775, les maximes des Lumières diffusent, et notamment celles de Montesquieu sur le dévouement à sa patrie et son pays, dans une définition déjà très citoyenne, avant l’heure. Ce sentiment ne cesse de se fortifier, jusqu’à ce que Jean Louis Honoré Julliart regrette amèrement, le 9 mai 1834 la concurrence des écoles privées qui se développe (déjà !) : « On souffre lorsqu’un enfant quitte sans motif l’école publique de sa commune pour s’en aller dans une autre qui n’est pas meilleure. »
Ce petit volume, témoin du passé du métier d’instituteur, permet de restituer la singularité d’un métier de polyvalence, sur le temps long, avec une classe devant soi toute une année, avec ses difficultés et ses joies pédagogiques. Il redonne aussi la réalité du travail et ses continuités. Un sacerdoce au service des enfants du peuple, comme la IIIème République aimait le dire, en toute laïcité… Louis Rustique Julliart l’exprime dans son cahier le 15 avril 1882 lors de la promulgation de l’obligation scolaire : « Qu’on punisse les récalcitrants incorrigibles, c’est nécessaire ; qu’on ait de l’indulgence pour les pères de famille pauvres, c’est justice. »
Gabriel Bierer
« Maîtres d’école. Journal d’instituteurs 1768-1885 ». Éditions Encre de Nuit. ISBN 978 2 84860 038 3