Qui connaît parmi les jeunes générations le formidable parcours de vie de Delphine Seyrig (1932-1990), comédienne inclassable, chère à Alain Renais, François Truffaut, Joseph Losey, Marguerite Duras, Chantal Akerman, Jacques Demy ou même Don Siegel, femme en perpétuel mouvement, rétive à l’enfermement dans les stéréotypes et les clichés ? Grâce à la nouvelle sortie de « Sois belle et tais-toi », documentaire conçu sur support vidéo en 1976, restauré par La Bibliothèque nationale de France et le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, l’actrice au charme insaisissable et à la voix de violoncelle offre encore une autre facette enthousiasmante de sa riche existence. Voici Delphine Seyrig, réalisatrice engagée et militante féministe. Embarquée dans l’aventure du mouvement des femmes des années 70, signataire du Manifeste des 343 en faveur de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, fondatrice avec la vidéaste Carole Roussopoulos et quelques autres du collectif ‘Insoumuses’, elle se déplace là où on ne l’attend pas : derrière la caméra. Parmi ses créations (plurielles généralement), elle décide en 1975 de mener des entretiens avec 23 consoeurs, actrices en devenir ou stars confirmées, à Hollywood et à Paris, de Juliet Berto à Barbara Steele, de Marie Dubois à Maria Schneider, de Jane Fonda à Shirley McLaine. Ainsi les interroge-t-elle avec intelligence, sensibilité et humour, sur la condition des actrices dans l’industrie cinématographique d’alors. Plus de quarante ans avant l’émergence du mouvement MeToo [2017], un document exceptionnel, jalon essentiel du combat féministe.
Simplicité du dispositif, propre à libérer la parole
Du sable et des traces et la voix off de Delphine annonçant la couleur ‘Sois-belle et tais-toi’, prononcé deux fois comme un impératif que l’entreprise va détourner avec malice. Recouvrant le premier plan, des panneaux se succèdent, des clichés des actrices intervenantes désignées par leurs noms.
Directrice de la photographie Carole Roussopoulos respecte la consigne commune : l’unique caméra à l’épaule cadre en plan (moyen) fixe pour une image en Noir et Blanc. En off, Delphine Seyrig pose une question du genre : ‘Si tu avais été un homme, est-ce que tu aurais eu envie d’être actrice ?’. La jeune personne au teint pâle et aux bras potelés répond qu’elle aurait eu un large choix, aurait pu satisfaire sa soif d’aventure alors que pour une femme c’est très difficile ‘sans soutien’. De son côté, Jill Clayburg reconnaît que c’est ‘très masochiste pour une femme d’être actrice’. D’autres insistent, comme Juliet Berto, qui aimait bien courir dans la rue comme un garçon (lequel peut partir à l’étranger sans problème) : faire du cinéma était lié au départ à l’idée d’aventure. Une autre aurait bien été marin, voyageant sur un bateau, avec la force vitale traditionnellement associée aux hommes. Toutes sollicitées sur leurs expériences concrètes de l’exercice du métier reconnaissent la domination masculine et le caractère conventionnel des rôles qu’on leur propose : jeune ingénue, objet sexuel, épouse frustrée ou femme généreuse soutenant l’ascension sociale de son mari. Servante ou nounou pour la comédienne noire qui n’accède jamais au premier plan.
Peu à peu apparaît une évidence : elles évoluent dans une industrie financée, dirigée par des hommes, interprètent des personnages caricaturaux, voire qui leur font honte, et dans lesquelles elles ne se reconnaissent que rarement mais se surprennent à les accepter ‘pour des raisons financières’. Même une jeune actrice comme Anne Wiazemsky dédiée au cinéma d’auteur (Godard, Bresson) constate : ‘le simple fait de commenter le script en tant qu’actrice est considéré comme une remise en cause’. Insupportable pour les metteurs en scène, des hommes.
Questionnement pertinent, remise en cause des schémas dominants
Le montage thématique du documentaire fait surgir la qualité inédite des interrogations de Delphine Seyrig, celle-ci en particulier : vous est-il arrivé de tourner des scènes chaleureuses entre femmes ? Presque toutes, jeunes et moins jeunes (il n’y a pas de vieilles comédiennes à Hollywood sauf Bette Davis à qui on fait jouer des horreurs !), n’en trouvent pas trace et évoquent plutôt rivalités, agressivités entre deux héroïnes pour la conquête d’un même homme ou antagonismes caricaturaux entre la mégère et la vamp, l’innocente et la perverse.
A ce constat s’ajoute parfois l’impression d’avoir été manipulée sur le tournage, le réalisateur ne cherchant en aucun cas à associer la comédienne choisie. Ainsi Maria Schneider, traumatisée, souligne que le cinéaste Bernardo Bertolucci a réalisé « Le Dernier Tango à Paris » [1972] en partenariat avec Marlon Brando tout en jouant sur l’inexpérience de la jeune actrice en particulier pour les scènes de nu et dans la façon excessive de lui maquiller les yeux.
A ce titre, le te témoignage de Jane Fonda s’avère particulièrement éclairant. Outre le récit hilarant de sa première entrevue professionnelle avec les responsables de la Warner exigeant pour une beauté conforme au ‘marché’ blondeur, faux seins, opération du nez et cassage de la mâchoire pour creuser les joues (elle n’accepta que la teinture et le port des postiches !), elle détaille l’étrange comportement du réalisateur Fred Zinnemann (qu’elle ne nomme pas) au cours du tournage de « Julia », histoire d’une amitié profonde entre Vanessa Redgrave et elle-même au point que le maître d’œuvre craignait un trop grand nombre de caresses ou de manifestations d’affection pouvant conférer une connotation lesbienne au drame…
A travers le documentaire et les entretiens conduits avec sensibilité se dessine une ‘communauté des comédiennes présentes à l’écran, traversées par une sororité et une camaraderie soudées par la formulation de la misogynie, de l’oppression masculine subies dans l’industrie du cinéma et portées avec des sourires vers le champ des possibles ouvert par leur démarche de sincérité et l’ultime question posée par Delphine Seyrig : et si elles imaginaient un cinéma où à tous les postes il pourrait aussi y avoir des femmes, l’art cinématographique n’en serait-il pas enrichi et le regard sur le monde transformé ?
Cinéphiles attardés, jeunes cinéphages, amoureux du jeu, fans des actrices, filles ou garçons féministes en herbe, courons tous voir ou revoir « Sois belle et tais-toi », le documentaire épatant, incroyablement actuel, de Delphine Seyrig.
Samra Bonvoisin
« Sois belle et tais-toi », documentaire de Delphine Seyrig-sortie le 8 février 2023
« Delphine et Carole, insoumuses », histoire de la collaboration féministe et de l’amitié entre la comédienne et la vidéaste Carole Roussopoulos, film sorti en 2021 et ‘Le Film de la semaine’, maintenant disponible en DVD