La vraie « cancel culture » est bel et bien masculiniste : on sait combien le « patrimoine » littéraire a effacé les autrices de notre mémoire, on comprend avec Jennifer Tamas combien le regard masculin a aussi transformé les personnages féminins en femmes effacées. Dans son passionnant ouvrage Au NON des femmes, elle nous invite ainsi à déplacer et actualiser notre lecture des classiques ». Car un « male gaze » littéraire fait écran, jusque dans l’Ecole, pour étouffer les non des héroïnes, invisibiliser leur pouvoir de résistance, instituer culturellement leur pseudo « nature » de femmes faibles, douces, soumises, passives, captives.
Jennifer Tamas en éclaire savamment de nombreux exemples, du Petit Chaperon rouge aux Liaisons dangereuses. Aujourd’hui instrumentalisés pour consolider la domination masculine, les codes de la « galanterie » furent d’abord un moyen de combattre la violence des hommes. Contrairement aux films de Disney, Cocteau ou Gans, La Belle et la Bête dans sa version originelle de Madame de Villeneuve n’est pas « le fantasme de la femme éprise de son ravisseur » mais l’apprentissage d’un « cheminement qui mène à l’union volontaire des corps », la « fiction d’un consentement éclairé », l’utopie de relations nouvelles entre les hommes et les femmes. Décrite comme ennuyeuse, prude ou frigide par les commentateurs, la Princesse de Clèves apparait comme une femme en lutte contre ses propres émois, « une femme qui a su imposer un refus à l’homme qu’elle aimait », « une femme qui a su résister aux autres pour s’accomplir elle-même, « une grande héroïne du non ». Mais cela suppose qu’on cesse de la regarder à travers les yeux de Nemours …
Professeure de littérature française de l’Ancien Régime aux États-Unis, Jennifer Tamas démontre ainsi remarquablement comment le champ littéraire, patriarcal, viriliste, construit dans la représentation des femmes une culture de l’effacement. Invitation à la relecture et à la redécouverte de « nos classiques », l’ouvrage s’avère aussi jubilatoire qu’un livre de Pierre Bayard. Appel à changer l’angle de nos caméras, il livre aussi un beau défi aux enseignant.es : « J’aurais aimé qu’on m’apprenne la littérature autrement, qu’on me fasse découvrir les œuvres des femmes, qu’on m’explique à travers le prisme du féminin les contes et les fables, et j’espère qu’il en sera ainsi pour nos enfants. »
Jean-Michel Le Baut
Jennifer Tamas, Au NON des femmes, Seuil 2023, EAN 9782021514292
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